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7/11 : Order from Switzerland


7/11 : Order from Switzerland

Un homme de Génie

 

L’homme à l’origine du premier feu tricolore fut probablement bien inspiré. Témoin au début du siècle dernier d’une collision entre une automobile et un chariot tiré par des chevaux, Garrett A.Morgan fut convaincu d’apporter un peu d’ordre à la confusion qui régnait à l’approche des carrefours. Parce que la civilité et la discipline des usagers échouaient à les conduire à faire ce qui convient au moment qui convient en coordination avec tous les autres, il décida de déléguer cette responsabilité à un planificateur central et impartial. En 1923, Morgan invente donc ce signal d'arrêt automatique dont le procédé alternatif poursuit aujourd'hui encore de signaler la meilleure façon de se synchroniser au croisement des routes. Le feu tricolore installe un type d’ordre dont le respect sécurise la progression des automobilistes en prévenant du risque de collisions ceux qui se seraient habituellement risqués à traverser à contre-courant. Cette innovation dont le principe fut amélioré finira par s’imposer et son utilité ne devait depuis plus jamais se démentir. Plus jamais, jusqu’au 7 septembre 2011.

 

7/11

 

Lausanne, ce 7 septembre 2011 entre 7h45 et 8h50 du matin, un évènement extraordinaire se déroula. En pleine semaine de rentrée des classes et à l'heure où le trafic routier connaît son habituel pic d’activité, les artères de la capitale vaudoise présentaient une circulation plutôt fluide. Le niveau du trafic était même proche de celui observé habituellement le dimanche en début de matinée. De mémoire de Lausannois, on n’avait jamais vu ça. A l'origine de cet évènement une panne d’électricité avait rendu les feux de circulation totalement inopérants privant le trafic d'une bonne partie du centre-ville de Lausanne de toute régulation [1].

En pareille circonstance, le bon sens devrait nous conduire à imaginer une ville en effervescence rendue à la rapacité de tous les automobilistes. Privé de l’arbitrage que distribuent habituellement les feux, chacun se sentant libre de poursuivre sa progression au mépris de la progression des autres, la circulation aurait due être totalement bloquée. Il n’y a eu pourtant aucun accrochage à déplorer, aucune effusion, pas plus d'automobilistes qui, pris de folie, se seraient empressés de se départir de tous ce qui permet de vivre civilement la route. Les helvètes vécurent, ce jour là, une expérience pacifiée où chacun, en coordination avec tous les autres, a su faire ce qui convient au bon moment.

 

Ce qui fait l’intérêt de cette expérience c’est qu’elle a eu lieu sans être le moins du monde prévue par qui que ce soit. L’anarchie routière qui aurait due dominer fut remplacée par une circulation fluide entretenue par la seule bonne volonté des automobilistes.

 

Des espaces protégés

 

L’absence de réglementation pourrait se révéler au final d’une efficacité bien supérieure lorsqu’il s’agit de laisser se coordonner de nombreux usagers. La présence de mesures destinées à améliorer la sécurité de nos routes nous encouragerait au contraire et bien insidieusement à baisser la garde contribuant à rendre la circulation moins sûre. Or, lorsque la signalisation fait défaut, le risque de collision augmentant, nous sommes incités paradoxalement à faire plus attention. Il paraît évident qu'éviter les accidents est dans l’intérêt de chacun. En l’absence de signalisation, nous renforçons notre vigilance, prêtons attention davantage aux autres et restons plus attentifs à notre environnement.

Les tentatives menées ailleurs dans le monde prouvent sans conteste que le nombre d’accidents tend à diminuer avec le retrait de la signalisation routière. La démonstration éclatante en fut fournie lorsqu’un ingénieur urbaniste hollandais décida, en 2001, de délester la principale intersection d'une importante agglomération de toute signalisation routière[2]. En dépit du retrait de ces mesures de sécurité routière, le système est devenu beaucoup plus efficace. Globalement, la vitesse de circulation a diminué, le nombre d’accidents a baissé et le flux de trafic a augmenté. Des résultats identiques ont été observés partout où l’on a tenté une expérience similaire ailleurs en Europe – en Allemagne, en Suède, au Royaume-Uni. En 2010, la ville de Poynton dans le Cheshire, en Angleterre, s’est convaincue du bien-fondé de transformer son principal carrefour en un espace où les voitures et les piétons coexistent librement. L’ambition était grande pour un carrefour dont le trafic est en partie alimenté par la ville proche de Manchester. Le carrefour fut donc soulagé de ces panneaux et autres traces de voiries, on supprima le marquage au sol et les feux de signalisation. Bref, on retrancha de l’espace toutes les frontières qui habituellement séparent le piéton imprudent de l’automobiliste irrespectueux. Les résultats obtenus furent similaires à ceux obtenus ailleurs. Le retrait des règles n’entraina pas l’anarchie[3].

La civilité, les gestes de politesse, les remerciements (re)prirent cours parce qu’en l’absence de codifications externes, les usagers durent de nouveau interagir pour régler leurs échanges. Avec l’excès de signalisation routière, le respect du code prédomine et me détourne de celui que je porte aux autres ; avec sa suppression, ma responsabilité s’accroît. De l’avis des automobilistes, ces derniers cessent de piloter aux instruments, lèvent la tête de leur compteur, se signalent plus bruyamment, accordent le passage, anticipent plus précocement, abaissent leur vitesse.  

Le fait est que, partout où l’expérience a été tentée, la façon dont les usagers sont parvenus à se rapporter les uns aux autres, sans le média d’une réglementation routière, s’est révélée systématiquement plus efficiente et plus sûre qu’un système de relations fondées sur une régulation arbitraire du trafic. En l’absence de réglementations, nous abandonnons notre "inattention civile" dirait Goffman, nous délaissons notre apparente indifférence aux autres et réduisons de fait la fréquence de certains comportements dangereux contribuant au final à rendre l’environnement plus sûr. L’absence de codifications routières laisse émerger de nouvelles règles de conduite qui privilégient l’évitement. Ces règles sont sélectionnées parce que chacun les répétant, tous sont assurés du succès de leur relation. La répétition régularise les relations, stabilise les échanges et lève les ambigüités sur les conséquences d’une action future. Les conduites ne se règlent plus sur la contrainte mais sur l’intérêt bien compris de tous.

Le recours à une réglementation routière se révèle une solution attrayante mais son retrait, comme nous venons de le voir, apporte des résultats souvent plus convaincants. Faire appel aux règles de la codification routière  repose évidemment sur le fait qu’elles paraissent légitimement préserver le plus grand nombre des écarts de comportement d’une minorité. Toutefois, le monde n’étant pas exempt de risques, si les excès de réglementations nous apportent une garantie ce serait plus celle de l’illusion de la sécurité.

 

En dehors des clous

 

Retirer de la voie publique toutes traces de réglementation n’est pas donné à tout le monde, mais se dispenser d’en suivre les ordres est à la portée du premier venu.

Pour quiconque a pu voyager, il est parfois très étonnant pour un Parisien indiscipliné de constater, lors d’un déplacement à l’étranger, avec quel zèle les piétons restent immobiles au seuil de la voie dans l’attente d’un signal salvateur. De retour de Bilbao, je reviens avec une expérience intéressante. Bravant la signalisation, j’ai pu me retrouver, à plusieurs reprises, seul, penaud, au milieu d’une voie vide, laissant derrière moi le gros d’une foule piétonnière sagement agglutinée attendant avec respect que le feu passe au rouge. Au signal, comme un seul bloc, le flot libéré me rejoignit alors sur le trottoir d’en face en une cohorte disciplinée sûre de son bon droit. Ces différences s’observent assez communément selon les pays, les cultures voire même selon que vous cheminiez au cœur de certaines villes qui privilégient ou non la libre traversée piétonnière.

A ce stade, la question est de savoir si ceux qui traversent en dehors des clous s’exposent à des risques bien supérieurs que ceux qui en respectent le tracé. S’il est admis que la réglementation routière protège les piétons, les accidents devraient concerner ceux qui se jouent de la protection que leur offre les passages cloutés. Or, il n’en est rien et les enquêtes confirment contre toute attente que les piétons ont plus de chances de se faire renverser sur les clous qu’en dehors[4]. Ce fait participe du même phénomène que celui décrit précédemment. Les piétons, sûrs de leur bon droit et prétendument en sécurité, baissent leur niveau de vigilance sans se douter qu’ils en viennent à constituer une cible de choix pour tous les tordus, chauffards, soulards qui s’entrecroisent sur un lieu où se concentrent une foule souvent dense. D’un autre côté, ceux qui font des clous un usage plus libre ou qui n’en respectent pas le tracé, redoublent d'attention et sont plus prompts à en déjouer les pièges d’autant qu’ils se situent souvent hors des intersections du carrefour.

Par ailleurs, lorsque la foule piétonnière fait du respect des feux de signalisation une lecture trop stricte, la fluidité du trafic peut s’en trouver considérablement gênée. Un effet inattendu dont on trouve la source si l’on considère que l’espace que partagent les foules piétonnières aux bordures de la voirie n’est pas infini. Lorsque la foule enfin autorisée par le signal s’élance comme un seul homme, elle forme un bloc qui rejoint le trottoir d’en face lui-même partiellement encombré d’un précédent bloc dont la dispersion a pu être ralentie. Le premier bloc se heurtant au second, l’embolie du passage protégé survient bloquant soudain l’intersection où trouvera désormais à se mailler, dans un entrelacs indescriptible, deux populations qui jusqu’alors vivaient leur vie séparément, les automobiles d’un côté, les piétons de l’autre.


28/03/2015
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