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Tous sur le pont


Tous sur le pont

Une mesure aux rabais

 

Le George Washington Bridge relie le nord de Manhattan à la ville de Fort Lee, dans l'État du New Jersey. Avec près de 100 millions de véhicules en 2013, il est l'un des ponts les plus fréquentés dans le monde. Pour diminuer le trafic qui emprunte quotidiennement ce pont et réduire le risque de l'inexorable congestion, il a été décidé d'encourager le covoiturage en proposant aux automobilistes une tarification dégressive en fonction du nombre de passagers embarqués [1]. En 2012, les automobilistes abonnés à ces migrations pendulaires se sont donc vus proposés un rabais de 6$ à la condition expresse qu'ils traversent le pont avec 3 passagers. Le rabais fut assez substantiel pour que chacun trouve d'excellentes raisons de modifier ses habitudes. Désormais, les conducteurs s'arrêtent et "chargent", le plus souvent à la volet, des couples ou quelques passagers en leurs proposant de bénéficier du rabais et de partager les 3.5$ restant ou même de voyager gratuitement. A titre individuel, le résultat est évidemment satisfaisant mais certaines conséquences collectives furent plus inattendues. Victime de son succès, l'opération amène dès lors de nombreux automobilistes à stationner à l'entrée du pont pour charger un nombre grandissant de piétons que déversent des autobus toujours plus nombreux. L'accès au pont se révèle à présent moins facile, la surpopulation aux arrêts de bus rend les conditions de circulation plus dangereuses et occasionne au final un délai d’attente accru. Cette opération, naturellement bien fondée dans son principe, créa contre toute attente de nouvelles conditions de circulation collectivement encore moins satisfaisantes. Les autorités du pont ont évidemment réagi et ont décidé récemment d'infliger des amendes afin de dissuader les usagers de s’arrêter. La logique à l'œuvre est caractéristique des situations d’encombrement où chacun peste de buter sur un obstacle que collectivement pourtant chacun ne cesse de consolider. Parce que chacun peut s’estimer satisfait de conditions financièrement plus avantageuses, plus personne reconnaît l’influence qu’il exerce sur la totalité ou ne veut reconnaître être à l'origine d'un préjudice dont tous réciproquement se rendent désormais responsables. Une rationalité individuelle à courte vue peut ainsi déboucher sur une irrationalité collective [2].

 

A l’insu de mon plein gré

 

Comment se fait-il que l’insatisfaction collective puisse advenir alors même que chacun, tirant individuellement avantage de la situation, a de bonnes raisons d’être satisfait. Tocqueville rencontrant ce paradoxe s’interrogeait déjà sur la façon bien étrange dont l’insatisfaction collective et la satisfaction individuelle pouvaient croître en proportion inverse. On peut comprendre la genèse de cette situation de manière assez simple. Chacun peut se réjouir de la baisse du coût du péage. Cet avantage auquel chacun goutte justifie de poursuivre ses fins personnelles mais également de nier que la composition de son action avec celles des autres contribuera, sans que quiconque n'est pour fins cet objectif, à imposer un temps d'attente supplémentaire aux autres. A l’origine, la finalité de chacun se limite bien à la recherche d’un gain sur le coût d’un péage ; à l’arrivée, la convergence de finalités toutes identiques et non-concertées aura des conséquences sociales non voulues qui dans bien des cas seront contraires aux intérêts de l’ensemble. Benjamin Constant ne l'aura jamais si bien perçu lorsqu'il opposait la liberté des anciens avec celle des modernes « Perdu dans la multitude, l’individu n’aperçoit presque jamais l’influence qu’il exerce. Jamais sa volonté ne s’empreint sur l’ensemble ; rien ne constate à ses propres yeux sa coopération. [3] »

 

Méconnaissance

 

L’ordre social se nourrit bien toujours des actions des hommes qui l’agissent. Ce sont bien les hommes qui en constituent la source mais les conséquences de leurs actions leur échappent. Il est le « résultat de l’action des hommes mais non de leurs desseins  » disait Adam Ferguson, contemporain d’Adam Smith qu’Hayek citait très souvent. En d’autres termes, cette situation résulte de l’ignorance que chacun porte à la présence de règles de composition à l’œuvre qui les lient, volens nolens, les uns aux autres. Cette opacité du collectif à lui-même est la marque de l'aliénation. Dans une société atomisée, privée de surcroît de moyens de concertation - telles que les situations d’encombrement en fournissent l’archétype -, chacun ne constate l’effet de l’autre que de manière anonyme et globale sans reconnaître les effets de sa propre contribution. L’aliénation est ici totale car la partie ne reconnaît plus sa contribution au tout et l’homme le produit de son action. Le voudrait-il qu'il ne le pourrait pas que partiellement. Pour nous en convaincre, il suffit de prendre conscience des limites de perception auxquelles sont confrontés des individus plongés au coeur d'un univers social où ce que chacun fait affecte en retour ce que tous les autres font et vice et versa. A l'évidence, avec une information déjà partielle de la situation présente, comment pourrait-il anticiper, de surcroît, la survenue d'occurrences futures que sa propre décision contribue à faire évoluer ? Privé d'une compréhension parfaite du présent et exposé à un futur qui se dérobe, l'individu est évidemment confronté à la plus grande incertitude.

 

 


[1] www.lavitrecassee.worpress.com tirée d’un article Eyewitness News ABC june 2012

[2] Complexité et aliénation – Jean Pierre Dupuy – Introduction aux Sciences Sociales – 1992 - p.255

[3] De la liberté des anciens comparée à celle des modernes – Benjamin Constant – Ed. Mille.Et.Une.Nuits –N°566 – p 21 -




28/03/2015
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