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Aux bornes de mon quartier


Aux bornes de mon quartier

Local...only

 

Les surfers ont un problème : leur nombre augmente mais pas celui des vagues. Les bons spots, de surcroît rares, deviennent le lieu d’élection quasi privé de surfers locaux qui voient d'un très mauvais œil que des touristes, toujours plus nombreux, leur disputent l'usage de vagues dont la possession leur est prétendument acquise. En conséquence, lorsque les conditions de houle et de marée s'y prêtent, la surpopulation de surfers est telle que nos rivages deviennent la scène de collisions violentes. Cette colonisation excessive des vagues pose en effet de vrais problèmes de sécurité. Les "locaux" ont donc décidé de mettre de l'ordre de manière radicale en faisant montre de comportements individuels quérulents et volontairement ségrégationnistes. La peur s'installe sur l'écume. Or, même si l'image de ce sport reste indéfectiblement associée à un style de vie cool et que beaucoup poursuivent encore de cultiver une relation pacifiée avec la nature et les autres, d'autres surfers n'en miment que les codes qu'un marché de masse s'est empressé de dénaturer. Ce respect dont se paraient les plus anciens se mue désormais en une seule approche technique et spectaculaire qui l'emporte sur toutes autres considérations. Hier encore, les vagues portaient en ligne droite un groupe entier de surfeurs disciplinés jusqu'à la plage. Aujourd'hui, coupant sa trajectoire, un seul surfeur utilise toute la surface de la vague imposant aux autres surfeurs de rester en arrière de la zone du "break". Prétendre se réserver un accès illimité à des ressources qui le sont se fera forcément au dépens des autres. Ce sport se retrouve au cœur d'un déséquilibre dont il est en grande partie responsable.

Le succès aidant, des disciplines variées diffusent de nouvelles formes de glisse dont la pratique simultanée exige désormais de partitionner la mer en zones distinctes d'activité. Cette territorialité impose de toute évidence la primauté des planches dures et longues sur les supports mous et de petites tailles. Ce zoning renforce une hiérarchie dont le sommet est occupé par les longboarders à qui, parce qu'ils ont l'élégance de se tenir debout, sont attribuées les séries de vagues qui naissent au large. Le bodyboarder, quant à lui couché sur sa planche, est destiné à occuper certaines vagues, à certains moments de leur formation, ou à être relégué vers des spots de plus faibles notoriétés. Nous avons donc au large ; les longboarders suivis des shortboarders que jouxte enfin la masse indifférenciée des body "surfers" et autres empalmés dont la glisse se trouve maintenant contestée par la survenue des Stand Up Paddles. Cette territorialité repose sur l'existence de contours aussi précis que la mer puisse en porter. Ces zones d'occupation sont en constant renouvellement et leurs frontières régulièrement contestées par l'arrivée massive de jeunes shortboarders encore plus véloces et rapides dotés d'un opportunisme éhonté et qui se jouent des règles. Ainsi, lorsque tout ce bestiaire se disputer unanimement la même vague, les refus de priorité seront nécessairement nombreux et à l'origine des affrontements violents et des rixes qui renforceront les comportements discriminatoires et de rejet dont se nourrit le localisme. Les menaces, les exactions et les violences à l'endroit des visiteurs, des touristes et autres dilettantes sont donc devenus le remède efficace pour écarter, reléguer et dissuader. "Local ... Only", "Go Home", "Tu dégages, pauv'con" ...

 

Les surfers auraient pourtant un intérêt à se coordonner car leurs objectifs sont identiques. Mais le problème est compliqué car ils existent plusieurs façons de se coordonner ; il faut donc qu'ils choisissent une manière complémentaire de se rapporter les uns aux autres. Chacun se doit donc d'anticiper ce que l'autre doit faire afin de réaliser l'intérêt qu'ils ont en commun de surfer ensemble. Mais comment décider de la meilleure option pour prendre une vague quand on sait que cette option dépend de la décision prise par d'autres surfers. L'interdépendance est massive et les possibilités de se heurter très nombreuses. Il suffirait, par exemple, que certains surfers expérimentés, même en nombre limité, coopèrent pour résoudre ce problème en concédant, comme le veut la tradition, certaines vagues aux moins aguerris. Mais, dans cette situation, je le crains, le retrait de quelques locaux n'arrangerait rien à l'affaire car ils seraient immédiatement remplacés par d'autres locaux, plus locaux, plus anciens et qui auront trouvé là l'occasion d'user de leur droit de propriété.

 

Le tout est un irréductible.

 

Il est évidemment dangereux d'expliquer une forme collective organisée d'actions en extrapolant son expression par simple addition des motivations individuelles qui la composent. Les rapports entretenus entre les phénomènes collectifs et les motivations individuelles qui les sous-tendent sont complexes. Les motivations individuelles des Surfers sont néanmoins assez manifestes et transparentes pour permettre, par agrégation, de comprendre les formes collectives d'exclusion qui concourent à répartir les pratiquants dans l'espace. On pourrait s'en désoler, mais à l'instar de ce qui se passe sur nos plages, certaines pratiques d'embauche au sein de nombreux secteurs professionnels, trahissent elles aussi une volonté collective et organisée de ségréguer en accordant un emploi à certaines minorités et en le refusant à d'autres. La manière dont certains groupes ethniques se trouvent sur représentés dans les travaux publiques, le bâtiment, l'entretien de bureaux et le commerce de détail, s'expliquent par des choix collectifs organisés et volontairement ségrégationnistes. Le "sentier" est plein de chinois qui recrutent d'autres chinois parce qu'ils parlent le mandarin, les chantiers sont pleins d'ouvriers portugais rejoints par d'autres portugais en capacité de communiquer entre eux et les femmes africaines sont reléguées sur des emplois de femme de ménage de nos tours de La Défense. L'usage de la langue est un facteur qui influence puissamment cette situation. En dépit des efforts du pôle Emploi, ces professions rejetant toutes les candidatures non natives sous de fallacieux prétextes, créent une situation d'exclusion qui non seulement se maintiendra mais se renforcera avec le temps par le simple fait que plus aucuns candidats non natifs ne voudront se joindre à une communauté professionnelle dont la langue d'usage et les règles leurs sont inconnues.

 

Maintenant, il est également vrai que certaines décisions individuelles peuvent concourir à séparer des groupes humains sans pour autant qu'elles se prévalent de préjugés racistes ou volontairement ségrégationnistes. Certaines formes de répartition spatiale ou d'exclusion sociale sont ainsi irréductibles aux décisions individuelles qui les sous-tendent pourtant ou sont sans rapport avec des choix collectifs délibérés de rejet ; l'ordre qui apparaît résultant même de dynamiques parfois ignorées de ceux qui en sont les auteurs.

 

Majoritaire chez moi

L'achat de sa résidence principale répond à une logique économique et parce que les programmes immobiliers regroupent des maisons en fonction des prix, il n'est donc pas absurde de constater que les propriétaires qui y résident ont en commun de partager des revenus similaires. Il paraît évident que le prix de location ou le coût d'acquisition d'un logement suffira donc à déterminer d'un côté, la réunion de résidents capables d'assumer les mêmes choix économiques et de l'autre côté, à concentrer des résidents dont les moyens sont différents. Bien que ces mêmes habitants puissent ne pas former nécessairement le projet d'exclure certaines communautés, ils ne restent pas moins attentifs à la valeur de leur investissement. Dés lors, si de nombreux cambriolages ou incivilités leur laissent envisager une dégradation de leurs conditions, ils peuvent rationnellement anticiper une baisse de la valeur de leurs biens et prendre la décision de vendre en anticipant la baisse. Si d'autres s'accordent sur ce mouvement, les prix baisseront en raison d'une augmentation de l'offre disponible marquant un point de bascule qui irrémédiablement conduira le quartier à être occupé par des résidents ayant des préférences et des moyens très différents. De même, lorsque que je place mon enfant dans un établissement scolaire en raison de sa forte notoriété, ma décision est privée et il n'est pas dans mes intentions d'affaiblir encore la réputation des autres établissements scolaires de plus faible réputation en favorisant la concentration d'élèves en échec scolaire ; même si mon choix est susceptible d'en accroître fortement la probabilité. Il en va ainsi parfois des phénomènes de ségrégation sociale, ethnique, religieuse ou communautaires que l'on pourraient supposer à tort correspondre à des préférences collectives marquées, obéir à un consensus délibéré ou refléter une volonté majoritaire d'exclure telles ou telles communautés. Ces comportements ne sont pas dictés par une volonté d'exclure, mais signent plutôt le choix de gens qui s'assemblent parce qu'ils se ressemblent. Ces comportements marquent le choix volontaire de gens de partager la présence de voisins dont la compagnie leur est plaisante ou bien encore, celui de rejoindre le voisinage de gens dont ils anticipent que les pratiques de vie auront quelque chose à voir avec celles qui leurs sont chères. Il appert également que certaines préférences collectives en matière de sécurité, de temps de transport et de scolarité suffisent à déterminer des formes d'association résidentielles homogènes. Cela conduit, de manière sélective ou parfois forcée, de nombreuses personnes a opter pour un environnement composé d'autres gens qui partagent les mêmes préférences.  Ainsi, sans que quiconque ne l'ait collectivement décidé, une nouvelle forme homogène d'association se sera établit au gré des départs et des arrivées. Si ces situations nous renseignent sur le degré d'entente, elles ne nous disent rien de vraiment clair sur le niveau de tolérance des résidents concernant la présence de voisins dont les préférences seraient peu ou prou différentes. Autrement dit, à partir de quand, un voisinage majoritairement différent de moi me conduira à partir.
 

Le modèle de Schelling

 

La modélisation de la ségrégation spatiale proposée au début des années 1970 par Thomas C. Schelling a été l'un des premiers modèle d'émergence fondée sur l'application de règles locales d'interactions sociales. Ce modèle se propose traite de l'apparition d'un ordre résultant de l'interaction de règles locales simples décentralisées à distance donc de toute direction centrale. En dépit de critiques virulentes adressées à son endroit, Thomas C. Schelling montra qu'une forte ségrégation peut être le résultat collectif de décisions individuelles qui n'auraient pas cette fin pour objectif.

Le principe de ce modèle peut être présenté très simplement. Dans une ville, où cohabitent deux groupes sociaux d'origines ethniques différentes mais affectant par ailleurs un seuil de tolérance élevé pour le voisinage de l'autre groupe, on voit néanmoins émerger, avec le temps, une ségrégation socio-spatiale composée de quartiers beaucoup étonnamment plus homogènes que le seuil élevé de tolérance individuelle aurait pu laisser supposer. 

 

Prenez un échiquier et disposez y des pions de deux couleurs différentes sensés figurer 60 habitants qui se répartiraient à part égale sur les 64 cases disponibles à l'exception des 4 coins de l'échiquier qui restent vides. Nous obtenons une zone résidentielle où se côtoient deux populations, l'une blanche et l'autre noire. Au départ, les "habitants" sont rangés alternativement pour représenter l’intégration la plus parfaite possible entre les deux communautés. Décidons que les pions, bien que "tolérants", suivent un schéma de déplacement réglé sur le comportement suivant : un individu cherchera à déménager dès lors que la proportion de ses voisins de même couleur passera en dessous d’un certain seuil de tolérance : les individus déménageront si, parmi leurs voisins immédiats, un tiers ou moins sont de même couleur qu’eux. Inversement, ils seront satisfaits et ne déménageront pas si, parmi leurs voisins immédiats, strictement plus d’un tiers est de couleur identique.  En pratique Schelling proposa les règles suivantes : si je n'ai qu'un ou deux voisins, un au moins doit être semblable à moi (au plus 50% de différence) ; si j'ai entre trois et cinq voisins, deux au moins doivent m'être semblables (33 %, 50%, 60% de voisins différents) ; et si j'en ai six à huit, trois au moins doivent être semblables (50%, 57,1%, 62,5% de voisins différents).

Dans la situation de départ, tous les individus sont satisfaits de leur voisinage. Schelling introduit alors une petite perturbation. Il retire au hasard 10 pions blancs et 10 pions noirs, puis il remet 5 pions dont la couleur est choisie aléatoirement ( il y a donc finalement 45 pions et 19 cases vides ). Cette perturbation créant de l'insatisfaction, les pions concernés par une proportion trop faible seront déplacés au hasard vers des cases vides jusqu’à rejoindre un nouvel équilibre où tous seront satisfaits de trouver un voisinage plus conforme à leur seuil de tolérance. Ces déplacements engendreront de nouveaux mécontentements et la configuration évoluera jusqu'à satisfaire l'équilibre souhaité par la règle du tiers. La question que soulève l'application itérée de cette règle simple est de savoir vers quelle(s) configuration(s) concourront ces comportements individuels et quel aura été l'influence singulière du seuil de tolérance retenu. Contre toute attente et en dépit de la simplicité des règles de composition, une zone urbaine initialement hétérogène laisse très souvent place à deux quartiers homogènes auquel correspond un état de parfaite ségrégation ou parfois encore, à un espace toujours fortement ségrégué mais ponctué de quelques zones de mixité. De l'extérieur, un observateur conclura à l'origine d'un phénomène de ségrégation entre les deux populations en dépit d'un seuil de tolérance qui les plaçaient en situation d'accepter une position minoritaire. Ce phénomène de ségrégation sera évidemment d’autant plus marqué si les gens souhaitent être massivement majoritaires et que le nombre des voisins est petit. Mon insatisfaction sera effectivement plus grande selon que mon réseau d'interactions se réduit à quelques voisins dont la proportion pourra être radicalement affectée par l'arrivée de un ou deux voisins d'appartenance différente.

 

 

 

 


28/03/2015
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