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La cause ... c'est nous !

L’embouteillage comme l’archétype de l’absence de cause

L’automobiliste pris dans un embouteillage autoroutier fait montre d’un comportement tout à fait singulier. Le pied sur l'embrayage, il tente d'évaluer une réalité que ses décisions ont contribué à créer.

Où se trouve la cause de ce bouchon ?

L’autoroute de Normandie et en particulier l’axe qui part de l’Ouest Parisien jusqu’au tunnel de Saint-Cloud - ou inversement – est le théâtre régulier d’un trafic très perturbé. En complément de notre propos, nous pourrions tenter de comprendre comment cette autoroute, sensément construite pour garantir la fluidité du trafic et le débit maximal aux usagers, peut se figer chaque matin en un énorme parking [BAK, pp 257-264, 1999]. Partons de la migration journalière d’un banlieusard Ouest-Parisien empruntant l’A13 pour rejoindre chaque matin à 7h10, en cohorte disciplinée, le tunnel de St Cloud. Au sortir du Triangle de Rocquencourt la vitesse de cet automobiliste sera inéluctablement contrainte à la baisse par les nombreux véhicules en provenance de Versailles qui n’auront eu de cesse de venir s’agréger devant lui en une masse visqueuse aux soubresauts irréguliers. A partir de ce point, livré aux influences réciproques des véhicules qui l’entourent, la conduite de cet automobiliste sera prise dans le jeu d’oscillations incessantes ou les arrêts brutaux succèderont aux pâles reprises d’un flux autoroutier devenu irrémédiablement chaotique. Le comportement de cet automobiliste est désormais rigidement connecté aux actions de ses plus proches voisins. Si une voiture va trop vite, il devra ralentir afin d’éviter l’accident. Après avoir été ralenti par la voiture de devant, les véhicules accéléreront de nouveau pour reprendre leur course. La distance qu’un automobiliste prendra soin de laisser intentionnellement entre lui et le véhicule qu’il suit dépendra fortement de sa capacité de freinage et de son habilité largement éprouvée à réagir aux décélérations intempestives de ce flot de véhicules aux comportements décidément imprévisibles. D’autre part, en pareille circonstance, les automobilistes prêtent une égale attention aux véhicules qui les précèdent afin de déjouer la faute d’inattention du flot amont. Enfin, les automobilistes achèveront de réguler leur vitesse ainsi que leur distance aux autres véhicules en fonction du déroulé et de la nature parfois chahutée de la chaussée. Maintenant, si l’on attribue à cet « homo automobilicus » le comportement d’un être rationnel, dégagé des influences des autres, parfaitement autonome et uniquement préoccupé de maximiser son temps, on peut faire l’hypothèse que son obsession sera de conjuguer l’augmentation de sa vitesse avec la réduction de sa distance avec le véhicule qu’il suit. Un débit élevé de véhicules pourrait être ainsi maintenu à condition d’adapter, pour une gamme de vitesse donnée, l’écart entre les conducteurs. En principe, rien ne s’opposerait même à viser le débit maximal s’il était possible de faire rouler, à vitesse croissante, l’ensemble des véhicules pare-chocs contre pare-chocs. A condition d’adapter l’écart entre les véhicules - une vitesse plus faible devant être compensée par une réduction de l’écart et inversement - il n’existerait aucune difficulté pour obtenir sous le tunnel de Saint–Cloud ou sur n’importe quel autre point en amont, le débit optimal de véhicules évitant ainsi de transformer le moindre trajet en enfer. Selon ce schéma, la distance entre véhicule pourrait faire l’objet d’un contrôle rigoureux. En principe, notre « homo automobilicus » prouverait alors que par l’exercice d’un contrôle rigoureux et concerté des distances respectives, la congestion du trafic n’est pas inéluctable. En principe, oui, mais en principe seulement car cela impliquerait que la distance entre les véhicules puisse faire l’objet d’une concertation parfaite de la part de l’ensemble des protagonistes engagé dans le trafic. Or, ce n’est pas ce qui se passe et l’embouteillage, en figurant l’archétype des situations d’encombrement, ne fait que reproduire ce qui se passe dans toutes les files d’attente. Que ce soit dans la file d’attente du téléphérique du Mont d’Arboix à Megève, sur le quai de la ligne 13 de la station St Lazare, ou sur n’importe quelles parties autoroutières du périphérique parisien - ou chacun soucieux de sortir au plus vite de l’impasse se déprend de tout exercice de concertation et de coopération. Globalement, en de telles circonstances, l’autre est perçue comme un obstacle à sa mobilité. Aussi, chacun restant persuadé du bien fondé de sa situation particulière, cherche a contrario à s’affirmer aux dépens des autres dans la manifestations répétées de tentatives parfois désespérées de changement de file, d’accélérations vaines, de débordements et de décélérations rageuses autant qu’inutiles, qui ne font qu’accroître les oscillations d’arrêts et de reprises. En outre, selon une loi inexorable, l’accroissement de l’écart entre les véhicules faisant plus que compenser l’augmentation de la vitesse des véhicules, on en vient toujours à constater que le débit diminue lorsque la vitesse augmente [DUPU(a), p 157, 1982]. Relation éminemment contradictoire s’il en est.

Dans cet exercice, l’automobiliste se donne l’illusion d’être indépendant, autonome et libre de développer les stratégies individuelles qui vont lui assurer le plus grand succès pour gagner sur les autres le bénéfice de quelques minutes. Cependant prétendument libre et autosuffisant, l’automobiliste se trompe. Il ne se doute pas que sa conduite est asservie à celle des autres. Il est de fait pris dans l’implacable processus de totalisation que chacun contribue - malgré lui - à alimenter par un comportement qui au final se révèle n’être que la réplique exacerbée aux comportements de l’autre. La cause du bouchon que des millions de banlieusards, chaque jour, s’évertuent excédés à situer au loin dans un hypothétique accident, dans une cause qui se doit d’être externe, n’existe finalement pas en soi dans la plus grande majorité des cas. Pour reprendre Schopenhauer, combien avons-nous été ou plus sûrement, combien sommes nous encore à nous « émerveiller d’un miracle dont on est en premier l’auteur »[1]. Cette interrogation, sur laquelle nous reviendrons abondamment, revient à poser la question de l’attribution d’un sens. Il n’existe donc pas, la plus part du temps, de causes externes particulières et même, si ces ralentissements peuvent être attribués à des causes, ces dernières n’expliquent rien de pertinents. Ces causes sont à ranger dans l’arsenal des millions d’autres causes possibles qui auraient pu, avec la même ampleur, présider au gel du trafic. La seule cause, c’est la totalisation non voulue et implacable qui conduit chacun à se comporter en étant asservie aux comportements des autres. Répliques ou comportements mimétiques d’autant plus contradictoires qu’ils résultent justement d’une volonté pour l’automobiliste de rechercher à se distinguer du comportement de l’autre. A lever l’obstacle que constitue l’autre, à chercher à s’en écarter, il ne fait que le convoquer. La circulation automobile, en pareille circonstance, présente toutes les caractéristiques de la guerre de tous contre tous. Car chacun, pris dans l’illusion de liberté et de maîtrise de sa conduite, marquant pour le comportement de « l’Autre » l’apparence feinte de sa plus parfaite indifférence, ne cesse paradoxalement de créer l’obstacle à sa propre conduite.



[1] Paul Watzlawick, Les cheveux du baron de Münchhausen, Psychothérapie et « réalité », p 177, Essai, Seuil, 1991.

[2] S.Freud, Psychologie des foules et Analyse du moi, op. cit. pp 129-229 in Essai de Psychanalyse, Pbp.

[3] F.Hayek, Droit, Législation et liberté, cité par Jean Pierre Dupuy, Introduction au sciences Sociales, Logique des phénomènes Collectifs, Ellipses, 1992, p 215.



30/11/2014
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