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Oxford Street : une dose de désordre, une chance de succès en plus


Oxford Street : une dose de désordre, une chance de succès en plus ...

Noël sur Oxford Street

 

Si la période de noël joue sur le moral des consommateurs, il est indiscutable qu'elle joue également sur la vitesse moyenne de leurs déplacements. Cette relation vous paraît-elle aller de soi ? Pour arpenter le 2 000 mètres d'Oxford Street, un piéton Londonien affichera une vitesse moyenne horaire de 6 kilomètres en période normale. A Noël, ce même piéton, verra cette vitesse divisée par deux. Imaginez simplement qu'il lui faudra 38 minutes pour franchir ces 2 kilomètres. Lorsque des milliers de "shoppers", motivés par le même objectif, décident de coloniser une portion de chaussée, la situation peut très vite s'enflammer et les piétons devenir enragés. Malgré son apparente légèreté cette problématique a conduit la ville de Londres à prendre les choses en main. Elle s'est ainsi interrogée sur l'opportunité de diviser la voie en deux lignes de circulation ; l'une garantirait aux piétons une vitesse de marche rapide, la seconde, longeant les vitrines des magasins, serait réservée à une déambulation lente offrant ainsi aux touristes la possibilité de lécher les vitrines à leur convenance. Cette opération nommée Tugboat date d'une quinzaine d'années. Elle n'a pas été généralisée sur toute la longueur de la rue même si certains de ses principes ont été en revanche régulièrement revisités par des collectifs de commerçants excédés des impacts que suppose cette situation sur leur chiffre d'affaires d'une part et sur la sécurité des touristes d'autre part.

Cette solution pour évidente qu'elle puisse paraître pourrait non seulement se révéler inutile mais également contreproductive. En effet, lorsque des piétons sont laissés libres de se déplacer en direction opposée dans un même lieu, le flux initialement mêlé tend naturellement à se scinder en deux lignes séparées de marche. Forcer l'établissement de ces autoroutes piétonnières plutôt qu'en accompagner l'émergence pourrait malheureusement se retourner contre ceux qui ambitionnent de réguler le transit piétonnier en produisant l'encombrement monstre tant redouté.

 

Un ordre spontané

 

Si l'on veut bien au préalable faire l'effort de se concentrer sur ce qui se passe en marge des vitrines, nous constaterons que les interactions entre piétons sont à l’origine de comportements collectifs étonnants. Les piétons accomplissent même de véritables prouesses. Ils marchent de manière fluide et précise sans entrer en collision et en se jouant des obstacles que constituent les centaines de congénères avec lesquels ils partagent le même but sinon les mêmes trottoirs encombrés. A vrai dire, chaque piéton se rend capable d'un type de marche dont chaque pas trouve à se coordonner avec ceux des voisins conférant à l'ensemble du flot humain une forme d'organisation en peloton tout à fait surprenante. Cette marche implique évidemment de ralentir pour éviter la collision. Elle requiert par ailleurs de combiner plusieurs mouvements du haut du corps. La marche s'accomplit tête haute afin de voir loin au dessus de l'épaule du piéton que l'on précède. Le corps incline légèrement ensuite afin de favoriser un éventuel changement de direction. Les messages sont rapides, les invitations sont données avec obligeance, les intentions sont mises en scènes et appuyées du corps sans ambiguïté de sorte que chacun puisse, par ajustements rapides, s'accorder avec le mouvement de tous les autres. Le problème que la foule résout est analogue au problème de coordination qui siège au cœur d'un embouteillage. Ce qu'un piéton fait ou décide influence ce que les autres font, et vice et versa. Par conséquent, les piétons doivent leur progression au fait qu'ils anticipent la réaction de ceux avec lesquels ils se rapportent. Le succès de leur progression n'est dû à aucune instruction centralisée qui, de l'extérieur, dicterait la bonne façon de s'assembler. Nous sommes ici en présence d'une multitude de décisions décentralisées qui se reconfigurent au gré de la contingence de relations entretenues par des personnes qui ignorent au final à quoi ressemble une bonne façon de s'assembler. Les piétons décident dans l'instant ce qu'il font en coordination avec tous les autres et contribuent ainsi à la formation d'un ordre spontané. Comment cet ordre spontané se forme-t-il et quels sont les comportements qui en déterminent l'émergence.

 

Des piétons, certes mais pas des marionnettes

 

Les premières pistes de modélisation, apparues au début des années 70, se proposaient de formaliser le déplacement des piétons à l’aide des outils de la physique ou de ceux de la mécanique des fluides¹. Le comportement du piéton était assimilé à celui d’une particule dans un gaz et celui de la foule au mouvement d'une rivière. En 1995, le physicien Dirk Helbing² proposa de considérer le déplacement d’un piéton à l’aide d’un système de jeu de forces bipolaires qui « attirent » le piéton vers sa destination d'une part et le « repoussent » des autres piétons d'autre part. Maintenant pour explicatifs qu'ils puissent être, ces modèles laissent de côté certaines dimensions sociales dont les particules sont bien évidemment dépourvues. Les piétons sont dotés de raison au sens où ils ont un motif et leurs décisions sont intentionnelles. Ils peuvent choisir de cheminer en petits groupes et de le rester quelque soit les évènements. Ils peuvent manifester certaines préférences selon la contingence de leurs rencontres ou même se conformer à une convention telle que celle par exemple de doubler à droite. Le piéton n'est pas agit par des forces qui lui seraient uniquement externes. Il n'est pas non plus soumis à des forces obscures d'un je ne sais quel arrière fond psychologique. Le piéton est un acteur intentionnel qui fait montre de compétences, notamment visuelles. Certaines expériences² ont montré tout d’abord qu'il s’oriente en direction de l’espace libre où l’encombrement de son champ visuel est minimisé. Ensuite, il sait ajuster sa vitesse de manière à conserver une distance de sécurité par rapport aux obstacles qu’il perçoit. Ces deux règles ont paru suffisantes pour obtenir les mêmes prédictions que le modèle des forces sociales, mais de manière beaucoup plus simple.

 

L'auto-organisation

 

Quand on laisse une foule libre de se former, il est fréquent de constater que le flot des piétons se scinde spontanément en deux lignes de piétons progressant en direction opposée ; l'une occupant une moitié du trottoir tandis que l'autre se réservant l'autre moitié. Cette configuration est repérable par exemple dans le métro où les couloirs contraignent les déplacements. Sans que les piétons n’en aient formés le projet mais sans jamais pour autant cessés d'en être les protagonistes, une organisation collective plutôt intelligente émerge. Elle est un effet de composition ou encore un produit de l'agrégation de règles locales d'évitement répétées de proche en proche. L'une des conséquences de la répétition de cette règle simple est de réduire la variance des comportements au sein d'un groupe et de donner une lecture prévisible du comportement de chacun. Ce pattern collectif forme une solution plutôt efficace à un problème de coordination car il améliore la qualité du trafic en réduisant notamment les risques de collision. Il s'agit d'une forme auto-organisée qui ne dépend pas d'une volonté externe ou d'une décision centralisée. Cette organisation ne provient pas de forces extérieures mais de l’interaction de ses éléments. L'ordre est produit de l'intérieur, les files de piétons émergent des interactions locales entre les individus. Chaque piéton poursuit son but même s'il demeure rigidement connectée aux comportements de ses proches voisins.

 

La mécanique de l'univers 

 

Concernant la formation des lignes piétonnières, une expérience en laboratoire mérite d'être relatée. 60 participants ont été conduits à rejoindre un couloir en forme d'anneau. La moitié d'entre eux avait pour consigne de marcher dans un sens et l'autre moitié dans le sens inverse. Les participants, placés initialement au hasard dans le couloir ont donc commencé à se déplacer dans le respect de la consigne. Comme prévu, à l'issue d'une poignée de secondes, et sans que quiconque ne donna aux participants de nouvelles consignes, deux files de piétons se distinguèrent parfaitement du flot initialement mélangé³. Les piétons se sont donc partagés spontanément l’espace disponible pour former une sorte « d’autoroute à piétons ». Mais le plus intéressant est à venir. Au terme d'une certaine période, un mouvement cyclique apparaît où le désordre succède à l'ordre, et ainsi de suite. Ce phénomène instable est dû, pour une large part, à la coexistence de vitesses différentes de marche. Lorsque la marche des piétons les plus rapides est gênée par celle des plus lents, les premiers quittent leur file pour doubler et retrouver ainsi leur rythme de progression. La désorganisation du flux piétonnier survient autrement dit lorsque un piéton rapide, décidant de doubler, provoque le ralentissement du flux opposé déclenchant une réaction en chaîne qui se propagera de manière rétrograde dans le couloir et dans les deux sens de marche. L'opposition du flux adverse saura reconduire le contrevenant dans le rang et le flot pourra de nouveau se scinder. Ces alternances sont d'autant plus fréquentes que les vitesses de marche entre les piétons sont hétérogènes. En fait, pour en atténuer la survenue, les piétons doivent tenter de se synchroniser sur le pas de la personne la plus lente. Cependant, adapter sa vitesse de marche est souvent compliquée dans un univers de décisions décentralisées où, de surcroît, personne n'est en capacité de communiquer son accord. Par conséquent, sans le vouloir, c’est en tentant de maintenir leur vitesse que certains piétons réduisent la qualité du déplacement du groupe affectant, au final, comme un choc en retour, leur propre course. Il va de soit que la stabilité de l'ensemble dépendra donc précisément de la capacité de chacun à régler sa course sur une vitesse harmonisée. Cette mécanique universelle est réalisable si chaque piéton tient compte à la fois de lui-même et du groupe. Mais dans ce flot, personne ne forme l'objectif d'harmoniser son intérêt avec l'intérêt collectif. Il se trouvera toujours un plus rapide, un plus malin, un plus pressé pour saper la course de l'ensemble.

 

Une dose de désordre pour une chance de succès

 

Les commerçants de la rue d'Oxford sont bien partis pour buter sur l'obstacle qu'ils se proposent justement de lever. La tentative de forcer la formation de deux files piétonnières aura probablement pour conséquence, dans un premier temps, de favoriser l'augmentation du nombre de piétons dont la vitesse de déplacement aura été protégée par des lignes organisées. Comme toujours, lorsque le nombre de piétons augmente, la distance séparant deux piétons diminuant, on constatera un ralentissement progressivement du flux mais une augmentation du débit. En bref, il est facile de comprendre que la vitesse de déplacement des piétons évolue en raison inverse de leur concentration car plus il y a de piétons moins il est facile de progresser. Dans cet état, porté à ses valeurs limites, le flux piétonnier n'aura jamais été aussi proche de sa congestion. Pour s'en convaincre, il suffit d'imaginer qu'au sein de files gonflées exagérément, le moindre dépassement sera la source de perturbations dont les effets seront amplifiés à raison même du nombre de piétons.

En essayant de conserver aux flux de piétons sa capacité à vivre le désordre plutôt que de chercher systématiquement à en accroître l'ordre, les périodes où l'ordre succédera au désordre seront toujours préférables à un flux qui menacera de s'interrompre totalement. Certes, dans un cas, un débit excellent sera contrebalancé par une vitesse plus faible. Dans le cas où les files sont laissées libres de se former, nous constaterons le phénomène inverse. D'un point de vue pratique, l'ordre et le désordre, représentent des variables dont on peut accompagner la survenue en réglant légèrement les conditions qui en favorisent l'émergence. Les files de circulation doivent-elle être symboliquement signalées par des panneaux, simplement tracées sur le bitume ou encore physiquement établies par des barrières ? En surplomb des files, un agent pourrait réguler les entrées dans la file ou interdire le doublement. Une solution plus coercitive consisterait à régler le cadencement du pas ainsi que la distance entre deux piétons. La marche au pas militaire ressortit précisément de cette dynamique. Le jeu consiste à se rapprocher d'un seuil aux environs duquel le flux reste optimal. Dans la plupart des systèmes où les interactions locales dominent, les individus tirent un avantage plus important dans l'établissement de leurs relations lorsque celles-ci sont justement laissées libres de se faire et de se défaire hors de toutes commandes extérieures. Les interactions étant plus flexibles et se recombinant au gré des situations, l'adaptation de l'ensemble gagne en réactivité. Par ailleurs, les quelques piétons qui décident de traverser en dehors des clous contribuent à eux seuls à améliorer le transit du flot piétonnier qui emprunte un passage cloutés - - cf order from Switzerland -. S'ils ne le faisaient pas, le flot des piétons serait parfois trop important et risquerait de s'agréger sur le trottoir d'en face, si tous en adoptaient la pratique, les véhicules seraient empêchés de circuler. Où se trouve le niveau optimal ? Soyons pragmatiques, jouez simplement en augmentant la dose d'ordre jusqu'à connaître la limite au-delà de laquelle le système se retourne.  Passé un certain seuil, des repères externes au jeu peuvent être donnés pour donner une solution collective aux interactions.

 

 


 

¹ Les théories sont toujours empreintes du matériel conceptuel ou technique prégnant au moment de leur élaboration ou leur construction s'étaie sur les faits observables propres à une époque. Le modèle de l'inconscient de FREUD n'échappe pas à la règle. il reste établit au mieux sur un schéma électrique ou sur celui de l'écoulement des eaux usées de sa bonne ville de Vienne de 1905.

² http://www.mehdimoussaid.com/archives/119

³ http://www.mehdimoussaid.com/archives/20 : Walking with the flow

 


28/03/2015
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