Order-from-noise

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Notre raison mise en boite de ... Skinner

Ouroboros


Au cœur de l'encombrement routier, les automobilistes qui m'entourent représentent un obstacle majeur à ma progression. Livré à cet enfer, j'oublie alors que toutes mes tentatives pour m'en extraire ne feront qu'en exacerber l'emprise. Nous nous croyons libres de développer les stratégies individuelles qui nous donneront un avantage sur les autres or, réunis par milliers sur l’asphalte, nos conduites ne sont que de simples répliques exacerbées aux comportements des autres. Nous réagissons au sein d’un environnement composé lui-même de réactions qui se répondent et qui composent l’implacable processus de totalisation que chacun contribue, malgré lui, à construire. Rechercher une cause unique à la congestion d'une flux autoroutier est vain. Si pour des chaînes causales linéaires l'effet suit nécessairement sa cause, cette relation univoque devient inopérante pour des systèmes dont les comportements sont rigidement connectés les uns aux autres. Les situations d'encombrement obligent à abandonner l’idée d'un commencement et d'une fin. Nous avons à faire à un processus de co-détermination où l'effet rétroagit sur sa cause. Autrement dit, la solution que j'emploie pour me soustraire à l'influence de mon voisin, en le doublant par exemple, le conduira, lui comme d'autres, à ralentir ou à doubler, forçant d'autres encore à changer de file, engendrant de proche en proche, le problème de congestion auquel je souhaitais échapper. Dans cet exemple, ce sont bien les mesures prises en tant que réaction à l'obstacle qui le convoquent et en amplifient les effets. En d'autres termes, un processus où l’effet rétroagit sur la cause n’a pas de fin, ni de commencement, c’est un cercle parfaitement clos ou se perd la notion de cause première. Le cercle ferme et forme le réseau de relations en une histoire sans cesse renouvelée. A l’image du serpent Ouroboros qui se mord la queue, les systèmes auxquels nous avons affaire ne font finalement référence qu'à eux-mêmes.

 

Au début était la distinction.

 

La perception de notre relation à l'autre dépend des distinctions que nous opérons dans la dynamique de nos interactions et notre jugement est nécessairement faussé parce que nous posons un point de départ qui rompt arbitrairement la continuité d'une relation avant tout circulaire. Par cet acte, séparant où bon lui semble la dynamique close sur elle-même, chacun connaît de l'autre, non pas la relation, mais ce que sa description lui en dévoileCeci se vérifie particulièrement dans les tragi-comédies de la vie quotidienne ou deux protagonistes pourront développer des opinions diamétralement opposées sur une expérience relationnelle pourtant commune. Sur le fond, l'homme reproche à sa femme sa hargne, la femme à son mari, sa passivité ; chacun s'accusant réciproquement d'être à l'origine du conflit alors que leur comportement respectif n'est qu'une réaction au comportement de l'autre. Pour lui, il se replie parce que sa femme le critique vertement, pour elle, elle se montre hargneuse parce que son mari se montre passif et se replie. Ce couple s'entredéchire parce que chacun tire de leurs interactions une connaissance tronquée d'une relation continue à laquelle ils assignent un point de départ qui en réalité n'existe pas ou plus, devrait-on en réalité dire, tant il est vrai que la question de savoir qui est à l'origine de cette distorsion est devenu au fond secondaire. Cet exemple, comme ceux relatifs aux situations d'encombrements routiers, suit le schéma d'interactions où ce que je suppose être, pour ma part, une réaction - effet - sera perçu par l'autre, comme une action - cause - et ensemble, nous ne ferons que nous répondre sans imaginer être responsable du comportement de l'autre. « Ce n’est pas moi qui ai commencé, c’est toi …». C’est évidemment toujours l’autre qui a commencé. Nous en sommes tous convaincus et, en un certain sens, nous avons tous raison. Nos théories déterminent ce qu'on peut observer et Heisenberg de rappeler encore " Souvenons-nous que nous n'observons pas la nature elle-même, mais la nature soumise à notre méthode d'investigation." Nous sommes clairement influencés par nos croyances et l'expérience que nous faisons du monde en est affectée car, maintenus bien souvent dans l'ignorance des lacunes de notre perception, nous poursuivrons de nous émerveiller de miracles dont nous sommes en premier lieu les auteurs.

 

Mise en boite

 

Dans la plus pure tradition behavioriste des années 1930, B. F. Skinner usait de boites expérimentales dans lesquelles s’ébattaient rats et pigeons de laboratoire. Ces boites dites de "Skinner" étaient destinées à l’étude des mécanismes de conditionnement et autres processus de renforcements. Rappelons que ces boites étaient opaques et que seul l’expérimentateur pouvait voir l'unique pigeon qu'elles contenaient. Ces boites étaient dotées par ailleurs des dispositifs conventionnels utiles pour récompenser ou sanctionner le pigeon selon qu'il en activait le fonctionnement ou répondait convenablement aux informations transmises. Parmi les expériences intéressantes, B. F. Skinner avait convenu de lancer, à intervalles réguliers, une boulette de nourriture à destination du pigeon. Bien que prisonniers, ces emplumés n'en continuaient pas moins de vaquer à leurs occupations et lorsque la boulette leur était délivrée, ils pouvaient se trouver alors engagés à lisser leurs plumes, à s’épouiller, à marcher, à piétiner, à regarder aux alentours, à s’étirer, à tourner sur eux-mêmes, bref, à pratiquer les activités autorisées par les limites de leur cage. La délivrance régulière des boulettes vint parfois, et tout naturellement, à coïncider avec un mouvement précis du pigeon. Parce que certaines occurrences devinrent plus fréquentes, le pigeon se mît à répéter certains gestes au point de confirmer l'évidence de quelques occurrences. Ce cycle pris la forme d'un apprentissage consacrant l'existence d'une relation indéfectible qui associa bientôt un mouvement singulier à la survenue de la nourriture. A partir de ce moment, la prévision des pigeons se trouvant réalisée, ils répétèrent inlassablement l’unique mouvement qui évidemment se trouva toujours récompensé ad vitam aeternam. Les pigeons, pris de folie, réussirent à développer une superstition ; certains déployaient leurs ailes de manière compulsive et alternative, à droite puis à gauche, d’autres piétinaient trois fois sur une patte, puis sur deux, selon une séquence toujours recommencée. Leurs prédictions causales se vérifiant d’elles-mêmes, les pigeons conçurent l’indéfectible croyance que certains de leurs mouvements, d’une manière automatique, étaient associés à certaines conséquences. Maintenant dans quelles mesures, nous humains, sommes-nous à l’abri de telles croyances ? De quelle manière notre perception de la réalité n'est-elle pas influencée par nos théories et nos propres croyances au point de n'entretenir, avec la réalité qui nous entoure, qu'une relation distordue et partiale.

 

Une expérience qui a des ratés

 

Ce serait une erreur de croire que seuls les pigeons sont le jouet de telles superstitions. Robert Rosenthal, autre psychologue dont on reparlera, entreprit de réunir 12 stagiaires en psychologie expérimentale autour d’une expérience simple dont les données étaient les suivantes. Cette expérience tentait de répondre à une question centrale de la psychologie puisqu’il s’agissait prétendument de démontrer que les performances développée par des rats pouvaient être transmises génétiquement par le biais d’un élevage sélectif. 60 rats furent ainsi répartis en deux groupes. Les 30 premiers rats, dont on dénonça la piètre engeance génétique, furent attribués aux 6 premiers stagiaires et les 30 autres rats, descendants de rats intelligents et supposés manifester des performances remarquables, aux 6 derniers stagiaires. Pour notre propos, il convient bien évidemment de rappeler que ces 60 rats furent répartis de manière totalement aléatoire et aucuns ne disposaient d'un quelconque avantage génétique. Les stagiaires, parfaitement dupes, mirent ensuite leurs rats à l'épreuve d’un dispositif d’apprentissage. Au terme, les 30 rats prétendument « intelligents » eurent des performances très supérieures aux 30 rats signalés comme mauvais "sujet". Les rapports établis par les stagiaires étaient également éloquents. Les rats aux performances supérieures, issus de la lignée de rats intelligents, étaient décrits non seulement comme plus intelligents mais également comme « amicaux » et « ingénieux » ; les stagiaires de ce groupe ayant même signalés les avoir caressés et avoir joué avec eux. A contrario, les rapports établis par l’autre groupe, étaient très négatifs. Cette expérience refléta un biais expérimental majeur. Les stagiaires furent conduits à se comporter avec leurs rats selon la nature des prévisions qu'ils formulaient à l'égard des performances futures de ces rats, de sorte qu'il fut possible de conclure, qu'ils "transmettaient" littéralement leurs convictions et influençaient leurs performances. Cette expérience a donc été reprise en 1963, avec des vers de terre, forme primitive de vie qui d’emblée ne peut laisser supposer le moindre attachement affectif ni l'existence de prédictions favorables. Le protocole était le même. Il s’agissait de former la conviction des étudiants qu’ils travaillaient avec deux groupes composés de planaires dont certains avaient bénéficié d’un entrainement sensés les doter de performances significativement plus élevées. Là encore, selon la conviction que les étudiants s’étaient forgés, des différences expérimentales très significatives furent mises en évidence dans le comportement des planaria du groupe dit "entrainés". L’expérience fut poussée même au-delà du raisonnable. Dans son prolongement, il fut dit aux étudiants que certains lombrics avaient ingurgité une bouillie d’autres congénères dont les performances étaient, précédemment, excellentes. Et les résultats furent couronnés de succès … avant d’être évidemment démenties. Nous sommes peu enclins à penser être responsables du monde qui nous entoure et surtout peu favorables à admettre que nous en produisons les représentations. Le résultat de ces expériences laisse même supposer l’effroyable possibilité que nos convictions plient la réalité et qu'une fois cette description établie elle parait, non seulement résister à tout démenti,  faire advenir un ordre là où il n'en existe aucun.

 

La raison à horreur du vide

 

Pour preuve, l'expérience suivante très éclairante qui permit à une série d'impétrants de se confronter aux caprices d'une machine à sous un peu spéciale. Le principe reste identique puisqu'il s'agit de composer, parmi 16 boutons disposés en cercle, la combinaison de touches qui assure de remporter un point, puis de recommencer jusqu'à obtenir le plus grand nombre de points. Le jeu se fait sans notes et il faut donc reconstruire de mémoire la série de pressions qui vous a assuré la victoire au tour précédent. Là encore, ce que le sujet de l'expérience ignore, c'est qu'il n'existe aucune relation entre son action et l'éventuel point dont il sera gratifié. L'expérience est composée de 325 pressions réparties en 13 groupes de 25 pressions. Au cours des 250 pressions des groupes 1 à 10, quelques points seront délivrés arbitrairement, aucuns pour les 50 autres pressions des groupes 11 et 12 et seules les 25 dernières pressions du 13ème groupe seront systématiquement associées à une récompense. Autrement dit, au cours des 250 premières combinaisons, il sera parfois récompensé sans logique ni raison, puis connaîtra une longue angoisse au cours des 50 pressions des groupes 11 et 12, puis le succès systématique au cours des 25 dernières touches qui sauront le convaincre qu'il a enfin la solution. Lorsque la supercherie fut révélée aux cobayes, ces derniers récusèrent avoir fait l'objet d'une expérience. L'investissement dont il avait fait preuve les ont en effet conduits à rejeter toutes les explications données, certains démontrant même que leur solution relevait d'un fonctionnement de la machine jusqu'alors ignoré des expérimentateurs eux-mêmes. Parvenu à une solution, on préfère souvent plier la réalité à notre solution plutôt qu'en admettre le côté artificiel et illusoire.

 

Je pense, donc tu es.

 

Si des préjugés favorables sur la performance d'animaux peuvent effectivement les conduire à devenir plus performants, pourrait-on envisager obtenir le même résultat auprès d'écoliers ? Robert Rosenthal, dont il a été question précédemment, organisa sa célèbre expérience dite d'Oak School au sein d'une école primaire de Californie. Au printemps de 1964, avec l'aide de 18 institutrices, Rosenthal soumit 650 élèves à un test de QI conçu pour en évaluer l'intelligence. Il précisa également souhaiter détecter les 20% des élèves, appelés "démarreurs précoces", susceptibles de progrès scolaires supérieurs à la moyenne au cours de l'année suivante. A l'issu du test, mais avant que les institutrices ne rencontrent leurs élèves, il leur donna le nom des élèves appelés à obtenir, au regard des tests, des performances scolaires remarquables. Il va s'en dire que ces élèves prétendument excellents ont été tirés au sort. La différence entre ces 20% et les autres n'existait que dans l'esprit des institutrices. A la fin de l'année, les élèves furent soumis à nouveau au test d'intelligence. Les résultats ont été éloquents. Les élèves précédemment signalés comme bons avaient progressé de 12 points en QI, les autres de 8 points -. Au CP, les "démarreurs précoces" obtinrent un QI supérieur de 15,4 points à celui des "non-démarreurs" et, pour le CE1, l'écart était de 9,5 points au dessus. Là encore, les enseignants établirent que ces élèves "particuliers" avaient témoigné de comportements qualitatifs et d'une grande curiosité. Les institutrices se félicitèrent de ces progrès dont le résultat fut en grande partie construit sur des préjugés ... complètement faux. L'hypothèse, connue sous le nom maintenant d'effet Pygmalion, est terrible car elle sous-tend que certaines prédictions ont l'étrange capacité de produire leur propre réalité et pire, leur vérité. En transformant ce qui était à l'origine qu'une prévision en un fait, les attentes des institutrices se sont donc trouvées réalisées du seul fait d'avoir été énoncées ; comme si le présent pouvait être déterminé par un évènement dont on pronostique la survenue dans l'avenir. Je pense, donc tu es !



28/03/2015
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