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La foire aux vins : Le phare de la multitude

Autonomes

20h00. Nous sommes magnifiques. Séparés les uns des autres d'une longueur de caddie exactement, nous parvenons progressivement à nous rassembler sur une ligne imaginaire que suffit à tracer la présence d'un vigile impassible. Désormais, sous ses ordres, la ligne avant des premiers caddies se fige en trois files robustes. Dans le prolongement, l'organisation bien séparée des files se dissout en une longue traîne qui absorbe les derniers arrivants.

 

20h05. Inondé d'une lumière blanchâtre, l'espace commercial est désormais vidé de sa masse habituelle de clients. Seules deux caisses encore ouvertes dégorgent ces derniers clients qui s'empressent de se disperser.

 

20h15. Le vigile vise méticuleusement nos invitations. Nous nous jetons quelques regards approbateurs et distinguons, parmi les attelages que chacun forme avec son caddie, les habitués calmes et déterminés des impétrants soucieux de prendre leurs marques. Les deux portes battantes qui barrent l'entrée des rayons forment le dernier rempart à l'avidité de notre rassemblement.

 

20h16. La foire aux vins 2014 ouvrira ses portes dans une poignée de secondes.

 

Nous ne sommes pas réunis par hasard. Nous avons tous été sélectionnés. Au fil des secondes qui s'égrènent, nous prenons conscience de partager un même objectif alors nos regards se croisent. Car dans le combat qui s'annonce, les meilleures bouteilles jetées à la convoitise de tous ne pourront pas contenter tous les participants. Beaucoup pourraient ne pas être servis. Aussi, même si notre finalité est la même, nos intérêts ne sont pas communs. Chacun devra donc s'empresser de ravir aux autres le bon cru, la bonne affaire, le vin de l'année. Vous savez cette bouteille qui saura nous faire passer, la semaine prochaine, aux yeux de nos amis, pour l'homme de culture, de goût et de moyens instruit des qualités minérales d'un cépage de derrière les fagots. Pour livrer cette bataille, nous devrons être efficaces. Nous avons pour la plupart d'ores et déjà composé notre sélection de vins. Le guide Michelin, dont le rouge ostentatoire gifle le béotien qui en est démuni, affiche ses multiples pages cornées qui dégueulent leurs post-it multicolores. D'autres compulsent plus modestement les quelques brochures spécialisées éditées par le supermarché et en dégagent à la débotée une sélection.

Dans tous les cas, nous sommes en maîtrise d'une situation dont nous anticipons clairement les ressorts, les interactions et au sein de laquelle l'interet de chacun est entretenu par la perspective d'avantages à venir. Les liens qui nous unissent nous sont transparents et rien du dehors ne viendra nous dicter nos choix ou orienter nos préférences.

 

20h20. Les allées sont maintenant désertes et nos hôtes achèvent de dresser la cène de nos prochaines agapes.

 

20h22. Avec 7 minutes de retard, le départ est enfin donné.

 

Nos caddies s'entrechoquent dans un cliquetis de fers. Nos regards cessent de se croiser et, quittent de tous les autres, le regard maintenant sur l'horizon, nous naviguons à notre aise dans le dédale des rayons avec la ferme intention de goinfrer notre caddie de la meilleure affaire, du meilleur rapport qualité prix.

 

La fatigue du trop

 

L'attitude paraît pour le moins étrange. Dans cet univers du choix et de la surabondance, les logiques de l'économie standard sont tenues à distance. Si la rareté produit le désir, pourquoi ce sentiment se manifeste-t-il avec autant de force dés lors que des milliers de bouteilles s'offrent à la prise de tous ?

 

20h45. Nous sommes embarrassés. Maintenant, chacun est seul face à une offre pléthorique. Que choisir ? En pareilles circonstances, la question est de savoir comment former son choix et maximiser ses fins face à cette masse indifférenciée de bouteilles ? Notre assurance à satisfaire l'immensité de notre désir est toujours aussi grande, mais un sentiment d'inquiétude nous effleure. Les bouteilles sont proposées à l'unité, en cartons, en coffrets, en caisses. Elles le sont par régions, par cépages, par Châteaux. Logées en tête de gondole, les offres de rabais, les promotions et les offres spéciales répondent aux offres des rayons. Les prix affichés le sont par bouteille, pour 6 ou 12. Pour 70€ d'achat, 10% de remise immédiate seront proposés en caisse et les points obtenus "cagnotés". Crus Bourgeois, 1er Grands Crus, Crus classés de Bordeaux, de Bourgogne s'affichent dans leurs écrins de bois aux flancs desquels les armoiries gravées convoquent un passé de tradition et de noblesse. Blancs, rouges ou rosés, vieillis en cuves ou porter à maturité en fûts. Tant de combinaisons possibles qui compliquent nos arbitrages et limitent notre capacité de décision. Nous sommes même fatigués alors que le combat n'a même pas commencé.

 

20H55. Nous doutons. Notre guide des vins Michelin 2014 est inutile. Un soupçon se glisse. Assurés de pouvoir choisir notre vin seuls et de manière autonome, nous ne ressentions pas jusqu'alors la nécessité de nous préoccuper de ceux qui nous entourent. Les rayons qui se vident et les caddies qui de remplissent en convoquent maintenant l'existence. Le manège des caddies est partout. Certains les disposent en retrait et partent sans entrave à l'assaut des rayons. D'autres, plus méthodiques, poussent leurs caddies le long des rayons et y glissent à la force des bras les caisses, cartons. Certains, plus étonnement, comme insatisfaits de leurs assortiments, les vident et y substituent de nouvelles bouteilles. Certaines niches sont mêmes vides. Nous ne pouvons nous déprendre des autres et mesurons l'avantage qu'ils construisent métroniquement à nos dépens. Dépités, nous nous attroupons autour d'un caviste en charge de nous déniaiser. Il déblatère sur le caractère fruité d'un Merlot, discourt sur les AOC, distribue, à qui veut l'entendre un méli-mélo de conseils avisés, nous culpabilise d'une mise en carafe tardive, nous régale d'un Crozes-Hermitage Brunel de la Gardine 2011 dont il vante la longueur en bouche et je ne sais quelles autres incommensurables conneries. Imperceptiblement, le retrait d'un individu de notre attroupement, suivit bientôt par un second, finit par tous nous convaincre qu'une menace plane sur le fameux Crozes-Hermitage Brunel de la Gardine 2011. Pour ne pas être en reste, nous nous dépêchons d'être les premiers à faire évidemment la même chose que tous les autres et rejoignons en cohorte indisciplinée le rayon. Dépités et penauds, nous découvrons l'emplacement pillé.

 

21h10. Nous sommes déboussolés et l'incertitude nous submerge maintenant. L'offre est encore massive. Si les rayons sont encore achalandés, les vins qu'ils proposent ne présentent qu'un intérêt très relatif puisqu'ils n'ont été la convoitise de personne. Devrions-nous tomber dans ce piège et nous replier sur un choix de second rang. Nous ne serons pas la dupe. En plein doute, la démarche la plus rationnelle consiste à suivre nos comparses. La raison en est toute simple. Si je ne sais rien de la situation dans laquelle je me trouve, je peux imaginer qu'il y a une chance que ceux qui m'entourent en savent plus que moi et qu'à les imiter, je tirerai avantage de la situation. D'ailleurs, il n'y a qu'à voir la détermination avec laquelle ils raflent les rayons pour me convaincre qu'ils détiennent une information qui me fait défaut. 

 

Dupes et complices de la duperie

 

En fait, nous entamons là, le dernier acte qui finira par tous nous jeter dans la même direction et à nous épuiser dans l'acquisition de biens identiques. A bien y réfléchir, nous ne feront qu'emboiter nos pas dans le pas décidé d'un autre qui lui-même fera de même. Nous sommes dans un jeu de dupes magistralement orchestré dans la plus parfaite méconnaissance de ceux qui le jouent car tout un chacun est à la fois dupe et complice de la duperie. Chacun anticipant ce que va faire l'autre, tous finissent, dans l'opacité la plus totale, par se montrer la même direction. Le désir est le produit de la convergence du désir d'une foule unanime sur des objets que tous se désignent. De là, une mise en abyme à propos de laquelle David HUME reconnaissait que "les esprits des hommes sont des miroirs les uns pour les autres".

 

Dans l'affaire qui nous intéresse, il s'ensuit que la polarisation de l'attention de tous les participants de la foire aux vins, réussira parmi les milliers de bouteilles offertes à la convoitises de tous, à exhausser la bouteille digne d'être élue non pas comme un simple objet mais comme objet du désir de tous. L'objet n'a pas de valeur intrinsèque mais en acquiert à mesure que croît positivement à son égard l'unanimité de la foule. On peut dire en quelque sorte que nous sommes conduits à rechercher en autrui les préférences que nous ne parvenons pas à nous fixer. A me conformer au comportement majoritaire, je remets mon jugement au jugement d'autrui qui saura me désigner les vins dignes d'être aimés. Le mensonge est collectif, car selon toute vraisemblance, "les individus ne sont pas autonomes. Ils croient simplement à l'autonomie de ceux qui leurs servent de modèle. Ce qui les conduit à les imiter"[1].

 

La dynamique mimétique

 

La nature du problème que pose l’imitation généralisée peut se simplifier de la manière suivante. Les lecteurs familiers de Jean Pierre Dupuy reconnaîtront, in extenso, au sein de ses nombreux ouvrages et articles[2], ce schéma qui puise au fond de la mimesis Girardienne.

« Soit deux sujets « A » et « B » qui s’imitent réciproquement. L’objet de leur imitation mutuelle est par hypothèse indéterminé. Mais supposons qu’un bruit, une rumeur fasse penser à « A » que « B » désire, veut acheter, se fie à, espère, etc. – l’objet « O ». « A » sait désormais ce qu’il faut désirer – respectivement : recherche, etc. - : il prend les devants, désigne par là même à « B » l’objet « O » et lorsque « B » manifeste à son tour son intérêt pour «O », « A » a la preuve que son hypothèse de départ était correcte ». Sa représentation, si invraisemblable fût-elle a priori, s’est trouvée auto réalisée ». Nous trouvons dans ce schéma les deux phases qui en rythment la dynamique. Une première, qui est celui du consensus moutonnier ; chacun guettant chez l’autre la trace, le mouvement, l’amorce la détention d’un « savoir » convoité finit, dans un même élan unanime, par jeter tout le monde dans une direction qui n’a par ailleurs pas plus de pertinence qu’une autre. La seconde phase, celle de la stabilisation de l’objet qui a émergé sous la focalisation des regards croisés de tous. Le consensus qui naît à son égard, non seulement se renforce au fur et à mesure que le nombre de regard afflue, mais surtout gagne en contingence et fait oublié aux sociétaires jusqu’à l’arbitraire même des conditions initiales qui ont prévalu à sa fabrication.

 

Désir de l’objet comme objet du désir

 

L’objet n’est pas premier et le désir ne peut être « pensé comme jaillissement spontané de l’être, élisant dans la masse indifférenciée des objets environnants ceux qu’il juge dignes d'être aimés »[3]. Dans ce genre de situations, bien plus fréquentes que pourrait-nous laisser entendre notre raison, les uns formant des représentations sur les représentations des autres, tous concourent dans le cadre de cette collaboration involontaire à faire jaillir l’objet. Ce phénomène d'imitation, lorsqu’il se généralise peut même conduire à polariser l'attention d'une foule sur des objets les plus inattendus. La valeur que l'on attribue à l'objet ne se crée pas hors de l'échange librement consenti, elle en émerge. Le désir est le produit de la convergence du désir d'une foule unanime sur de mêmes objets. Ces objets, ou cet objet singulier est quelconque, et n’a pas plus d’importance que n’importe quel autre objet si ce n’est qu’il est la cible du désir des autres. La source du désir naît dans les relations que les hommes entretiennent entre eux et médiatisent leurs rapports aux choses.

 

Une clôture sur soi

 

Ce schéma introduit une mise en scène vraiment très intéressante où les parties prenantes de cette histoire forment un système de relations clos sur lui-même. Tout système clos sur lui-même fournit le cadre interprétatif singulier par rapport auquel toute représentation sociale se verra validée parce que chacun des protagonistes va donner sens aux comportements des autres. Mais, ce qui est essentiel, au sein de ce jeu de miroirs qui se répondent, c'est que la représentation que se font les individus de la réalité est à même de produire cette réalité. J'ai rempli mon caddie et les bouteilles qui s'y trouvent résultent bien de mes décisions. Au final, il y a fabrication de sens à partir d’un désordre initial, d’un bruit récupéré, interprété. Il y a apparition d’une extériorité par la fermeture sur soi d’un système d’acteurs qui s’épient et se désignent l’objet à convoiter. Il y a totalisation parce que tous concourent à construire une extériorité qui continue pourtant à n’être que le « résultat de la composition de mécanismes purement aveugles »[4].

 

L’individu moderne

 

La dynamique à l'oeuvre questionne la conception de l’individu moderne telle que se plaît à nous le présenter l'économie. L’individu autosuffisant et souverain que postule cette théorie ne saurait partager quoique ce soit de commun avec nos acheteurs de vins soumis à l’influence de ses semblables. Et pourtant, nous savons comment, briques après briques, émerge une situation qui échappe à sa maîtrise. Pour être francs, en l'absence d'une information parfaite, nous pressentons bien tous l'arbitraire qui président à nos choix. A-t-on réellement choisi ces bouteilles ou sont-elles le produit issu d’une collaboration involontaire ? Les deux, bien sûr. En croisant nos regards, nous avons fait émerger des points de repères que nous avons considérés comme extérieurs alors que nous ne cessions de les produire.

 

L’ordre Social

 

Parallèlement, nous pouvons également dire que la méconnaissance qui est associée aux interactions des participants est une source non seulement d'efficacité mais également de création d'ordre. Car, s’il me venait à l'esprit que je précède un individu qui partage avec moi la même ignorance des vins et la même méconnaissance de la nature imitative de son comportement, en toute raison, je devrais m'arrêter et me retirer du mouvement collectif lui-même. A quoi me servirait-il de suivre quelqu'un qui ne sait rien ?



[1] Jean-Louis CORRIERAS – Les fondements cachés de la Théorie Economique – L’HARMATTAN  - 1998 – p.236

[2] Jean Pierre DUPUY – Pour un catastrophisme éclairé – Point Essais 2002 - p.70

[4] Jean Pierre DUPUY – Pour un catastrophisme éclairé – Point Essais 2002 - p.74

 

 


 

 



28/03/2015
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