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Faire d'un âne un joueur de foot

L’excès d’ordre

Dans le contexte d’incertitude que connaissent nos entreprises, ils se trouvent encore de nombreux DRH suffisamment confiants pour accepter d’ânonner béatement les postulats d’une doxa managériale dont les promesses sont sensées redonner aux équipes dirigeantes la maîtrise de leur organisation et le contrôle des hommes qui les composent.

 

Difficile de faire autrement, pour nous DRH, puisque nous sommes payés pour cela.

 

Or, pour tous ceux qui ont la responsabilité de conduire des hommes et de développer des organisations qui réussissent, l’expérience quotidienne nous est contraire. Le comportement humain est peu prévisible et il paraît vain de vouloir en guider les choix, réguler les préférences et surtout décider d’en administrer les échanges ou d’en gouverner les relations. Imaginer régler la bonne volonté de chacun à agir de conserve ou produire de la coopération comme on force l’emboîtement de pièces mécaniques a toujours constitué, en filigrane, l’enjeu principal des pratiques managériales. Il est vrai que soulager nos entreprises des stratégies individuelles éparses, et sans lien avec la recherche d’un objectif commun est légitime pour des organisations dont la finalité reste la rentabilité et le profit. Les pratiques managériales font cependant faillites et paraissent avoir peu de prise sur le gouvernement des hommes. Pis, leur usage intensif et systématisé, parvenant à ignorer la personne qui est derrière chaque salarié, incite ces derniers à trouver des marges de manœuvres leur assurant de se jouer d’un contexte devenu rigide.

Jouant ainsi leur jeu plutôt que celui de l’entreprise, les salariés ne se comportent pas comme prévu : ils se retirent, mesurent leurs efforts, se replient, font montre de violence, minent le travail des autres ou sapent le bien fondé de nombreuses initiatives collectives. En réaction, les dispositifs managériaux se complexifiant nécessairement, d’autres effets non voulus surgissent auxquels répondront d’autres contrôles … A ce rythme, l’excès d’organisation parvient même à favoriser l’expansion de problèmes que les organisations ambitionnent de combattre. La liste des situations qui se dérobent à nos tentatives de contrôle est à cet égard vraiment impressionnante et au final, au lieu de se retrouver à la tête d’organisations pacifiées, novatrices et efficaces, les DRH passent leur temps à déminer les effets contraires produits par des décisions aussi inutiles que contreproductives.

 

Les incitations financières

 

Maintenant, plutôt que d'obliger des volontés libres avec la plus grande peine, une autre attitude, plus intelligente et plus souple, peut consister à encourager en jouant sur l’intérêt individuel bien compris des salariés. Les organisations cherchent alors à s'allier le consentement des salariés, à favoriser leur autocontrôle en assouplissant les mesures de contrôle. L’objectif des incitations financières étant simplement de démontrer aux salariés qu’ils ont plus à gagner à être loyaux que de tricher, dit autrement encore, qu'il est plus rentable de fournir l'effort demandé que de faire défection.

Les incitations financières jouent par ailleurs les deux faces d’une même médaille ; elles favorisent la production de comportements attendus d'une part, et dissuadent la survenue de ceux qui pourraient entraver la performance recherchée d'autre part. Ces dispositifs incitatifs se déploient désormais dans un foisonnement bien établi de primes, bonus, variable, LTI, stock options et autres garanties qui tous rivalisent pour travailler l’entretien de la relation au travail sur le court ou long terme. Les modalités ont été rafraichies, leur communication revue, mais les fondements de ces pratiques demeurent inchangés. Ils sont servis par une mécanique élémentaire conditionnelle dont le ressort premier suppose que les conduites humaines peuvent être encouragées ou au contraire dissuadées. Idée qui se révèle à court terme soutenable, mais bien peu pertinente à plus long terme. En bref, tout cela peut se résumer très simplement : si vous faites ceci, vous pourrez obtenir cela, ou le perdre, si vous vous dispensez de faire cela, vous gagnerez, ou selon, perdrez ceci. Or, s’il est vrai que ces incitations changent les comportements de ceux qui en sont la cible, ce changement ne prend pas toujours le sens escompté.

Maya BEAUVALLET[1] cite le cas d’un footballeur qui à l’examen s’avère être meilleur défenseur que bon passeur. Il prend le ballon, mais le redistribue souvent et malencontreusement à l’adversaire. Son club propose une solution imparable. Pour balancer ce défaut de pratique, il est décidé de créer une incitation financière qui le conduira à améliorer son jeu. On lui infligera donc une pénalité financière chaque fois qu’il rendra la balle à l’équipe adverse. Les résultats furent contrastés mais surtout contraires à l'objectif. Le joueur devint économe, radin de passes même. Il garda le ballon le plus souvent possible. Son attitude eut bien pour effet notable de priver l’adversaire de ballons, mais également celui plus inattendu, d’en priver ses coéquipiers. Cet exemple est intéressant car on ne sait jamais à l’avance ce qui peut advenir d’un dispositif incitatif sauf celui de placer son auteur dans la position de l’arroseur arrosé.

 

Zlatan Ibrahimovc

 

Avec l'acquisition de Zlatan Ibrahimovic puis de celle d'Edinson Cavani à l'été 2013, le PSG en vint très vite à réfléchir aux meilleurs moyens pour inciter ses deux buteurs à coopérer sur le terrain. Bien que trivial, ce problème reste de taille pour le succès de ce club car il s’agit non seulement de faire cohabiter ces deux attaquants payés à prix d'or dans les seize mètres carrés d'une surface de réparation mais également de bénéficier de tout le talent de Cavani sans nuire à celui d’Ibrahimovic et réciproquement. Pour les dirigeants du club, un système de primes individuelles de performance a été très vite mis en place pour répondre à cet enjeu. Le contrat de travail des deux stars fut aménagés et des rôles différents et complémentaires leur furent assignés[2].

Pour Zlatan Ibrahimovic, une passe vaut un but. Il percevra en sus de ses 12M€ net d’impôts, l’équivalent d’un 13ème mois sous condition qu’il réalise le meilleur total conjoint de buts et de passes décisives du championnat de France. La notion de passes décisives a même fait l’objet d'une description précise afin de rendre le décompte indiscutable. Cavani sera, quant à lui, récompensé d’une prime plus modeste de 750K€ s’il finit meilleur buteur. Au final, nous avons deux rôles qui se combinent : un Passeur / Buteur et un Buteur.

Que disent les experts. « On voit bien que Cavani joue pour Ibra » et de poursuivre « Cavani oriente ses courses en fonction de lui, et à force d’efforts, il arrive à avoir des occasions et à marquer en fin de match » « Il s’adapte » concède un équipier dont je renonce à retenir le nom. Zlatan Ibrahimovic et Edinson Cavani, n’ont semble-t-il jamais été pris en "flagrant délit d'individualisme". S’entendent-ils ? « Le fait que les deux marquent favorise la cohabitation. Mais si l’un des deux devait se détacher ? Cavani m’a l’air de quelqu’un de bien éduqué. J’imagine qu’il prendra sur lui ». Pour l’instant, en apparence, Zlatan Ibrahimovic et Edinson Cavani respectent les règles qui continuent de faire d’eux les d’attaquants phares du PSG.

Les incitations financières mises en place par le club paraissent donc donner raison au club. Mais pourraient-elles conduire à d'autres effets moins attendus, voire contre productifs. Ce système incitatif pourrait-il notamment porter Cavani ou Ibrahimovic à devoir s'obstiner ou à préférer certaines attitudes au point de faire naître d'autres équilibres ?[3]

 

Lorsque Ibrahimovic estimera être le mieux placé pour marquer, il tentera sa chance, sinon il passera. Sa décision sera donc guidée selon que l'une des alternatives fonctionne mieux que l’autre. Compte tenu du placement sur le terrain de Cavani, et en raison de son talent de buteur, ce dernier aura une probabilité plus élevée d'être le récipiendaire naturel de la passe d'Ibrahimovic ; celui-ci n’ayant par ailleurs aucun intérêt à solliciter un partenaire moins doué devant le but puisque cela réduirait la probabilité que sa passe soit décisive. En d’autres termes, les intérêts d’Ibrahimovic semblent conformes à ceux du PSG. Maintenant, pour les mêmes raisons il se peut également que Cavani devienne également le récipiendaire des passes de tous les autres joueurs. Dans cet esprit, Cavani n’ayant de surcroît aucun d’intérêt financier à passer la balle à son co-équipier, il n'aura de cesse de multiplier les tirs dés que l'occasion se présentera. Cette attitude pourrait avoir un risque majeur notamment s'il ne parvient pas à exploiter décisivement chacune des passes qui lui sont faites.

Si Cavani s'évertue en effet à tirer à chaque touche de balle, y compris lorsque cela ne paraît pas justifié, son ratio buts sur tirs pourrait en être remarquablement affecté. Cela pourrait alors constituer un signal suffisamment fort pour conduire Ibrahimovic à progressivement préférer tirer plutôt que de passer ce qui, du reste, permettrait à ce dernier de passer devant Cavani en tête du championnat des meilleurs buteurs. La question reste : 1.5 M€ peuvent-ils balancer ce risque et forcer Ibrahimovic à préférer passer que de tirer ? D'autres combinaisons ou équilibres sont évidemment possibles. Nous connaissons les règles mais sommes bien incapables de savoir comment ces deux joueurs règleront leurs conduites. Quels comportements, parmi l'entraide ou la défection, choisiront-ils de privilégier et quels poids auront ces incitations financières dans leur décision ?

 

Le résultat du championnat est toutefois sans appel car il sacre, en 2013-2014, le Paris Saint-Germain pour la seconde année consécutive.

 

Mettre en œuvre ces dispositifs nécessite une compréhension des organisations et une certaine expertise concernant les ressorts des motivations extrinsèques. Si les incitations financières peuvent être efficaces pour inciter à fournir un effort inhabituel, voire contrer l'évitement du travail, ils montrent en revanche toutes leur limite lorsqu’il s’agit d’améliorer la capacité des salariés, d’accroître leur intelligence ou même de favoriser la présence de comportements responsables ou éthiques.

Toutes choses, croyez-moi, hors de portée d’un dispositif d’incitations financières.

A-t-on vu un collaborateur incompétent devenir subitement compétent parce qu'il est bénéficiaire d'une prime ? Certains le croient et pour être sérieux, je m’en désole. Edinson Cavani et Zlatan Ibrahimovic sont certainement talentueux et le resteront mais ce n’est pas 1,5 M€ supplémentaires qui fera d’un âne un bon joueur de foot.



[1] Maya BEAUVALLET Les Stratégies Absurdes – Seuil 2009 - p 11

[2] Le Parisien du 25 octobre 2013 –

[3] www.econoclaste.org.free.fr - Deux mots sur une prime - et www.sofoot.com



26/03/2015
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