Order-from-noise

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La queue

L'intelligence des files

 

Faire la queue est une façon efficace de patienter et de s'assembler. Nous passons près de quatre années assemblés de la sorte et en acceptons le principe avec résignation [1]. A bien y réfléchir, cette forme d'association, est même une façon plutôt intelligente de parvenir à ses fins car elle permet de nous coordonner sans autre forme d'autorité et surtout sans effort, ni réflexion. Le principe de la file d'attente s'établit dans le respect d'une règle commune à laquelle chacun attend de l'autre qu'il s'y conforme. Au final, c'est pas très compliqué, car tous comprennent que le premier arrivé sera le premier servi et qu'il suffit de patienter en rang et de manière disciplinée pour que chacun, à son tour, s'estime payé de son attente. Sans que quiconque n'ait eu besoin de donner son accord, tous réglant leurs pas sur celui du voisin, chacun assure le succès du plus grand nombre. La queue ordonne et résout le problème de la combinaison d'intérêts multiples qui ne peuvent être simultanément remplis. La dynamique d'une file d'attente, de sa formation jusqu'à sa dissolution, relève de la coalescence de termes que tout oppose. Au commencement, la file d'attente se construit nécessairement sur le manque, autrement dit, au gré de situations qui se caractérisent par l'absence, le manque, l'empêchement de jouir dans l'instant ou d'être satisfait. On attend aux stations de bus, le bus qui ne vient pas, sur le quai le train ou le métro en retard, devant le guichet, son ouverture. A cette expérience s'entremêle immédiatement celle du trop, du trop-plein, de tous ceux qui confrontés à ce manque s'attroupent pour finir par faire masse et vous contraindre à vivre l'idiotie de moments vides de sens aux comptoirs de la poste, devant les théâtres parisiens, des aéroports, dans la salle d'attente des mairies, des administrations, des médecins, devant l'Apple Store pour son iP6, aux caisses des supermarchés, des fast-food, en bref, partout où le fait que nous soyons nombreux à vouloir la même chose au même moment ne peux être satisfait immédiatement. Précisément, la queue forme un système intelligent qui apporte au problème du déséquilibre entre une offre rare et une demande élevée, une réponse pratique en répartissant en quelque sorte, dans le temps et l'espace, l'afflux de personnes dont les demandes sont bien supérieures à la capacité de traitement des services supposés les satisfaire. Sous un autre angle, nous dirons que la queue est une réunion involontaire et temporaire de gens dotés de la même finalité qui "entraîne une conséquence sociale indésirable : une perte de temps imposée par tous à chacun et par chacun à tous sans que cette conséquence soit incluse dans les finalités de quiconque".[2] Elle ne dit rien en revanche de la nature su service qu'elle propose ou même de la qualité du service qui sera rendu, ni de son prix. Cette organisation permet tout simplement à un grand nombre de personnes de se coordonner dans un contexte stabilisé d'interactions.

 

La resquille renforce l'ordre

 

La mise en ordre qu'opère une file d'attente, est-elle robuste ou peut-elle se trouver fragilisée ? Le "premier arrivé" accepterait-il de voir son ordre de passage contesté par un intrus qui lui ravirait tout bonnement son rang ? A cette question, une expérience intéressante menée par Milgram apporte quelques éclairages. Ce dernier proposa à ses étudiants de forcer l'ordre établi d'une file d'attente avec pour consigne de s'immiscer au sein d'une file sagement formée au guichet d'une billetterie [1][3]. Étonnamment, dans 50% des 129 files étudiées, les étudiants parvinrent à s'installer dans la queue sans trop de difficultés. Dans l'autre partie des cas en revanche, cette entorse à la règle souleva de nombreuses réactions : dans 15% des cas les étudiants en furent quittent pour de sévères réprobations, dans 25% des cas, ces derniers furent exposer à un refus net et à une éviction manu militari dans les 10% restants. 

Différentes variantes furent testées afin de mieux apprécier les conditions dans lesquelles les gens étaient préférentiellement conduits à protester contre les resquilleurs. Doubler le nombre d'intrus a par exemple presque fait doublé le taux des griefs. Dans ces expériences, Milgram nota que toutes les personnes ne se manifestaient pas de manière uniforme ou proportionnellement au préjudice qu'ils subissaient. Très logiquement, ceux placés devant l'intrus n'intervenaient que rarement. La personne placée juste derrière l'intrus, se trouvant évidemment lésée au premier chef, s'opposa plus fréquemment et souvent vertement. Maintenant et plus étonnamment, pour tous ceux qui se trouvaient à sa suite, pâtissant de la même intrusion et donc d'un délai d'attente augmenté, l'opposition fut faible, atténuée ne trouvant pas vraiment de leaders ou de relais pour se propager de proche en proche et de manière rétrograde jusqu'à la queue de la file. Parce que le succès d'une file d'attente dépend du bon vouloir de tous d'en maintenir l'organisation, personne n'a intérêt individuellement à prendre le risque de perdre sa place à cause d'une rixe avec un intrus. Tous ont un intérêt à éviter la dissolution de l'ordre préétablit. Chacun comprend bien son intérêt. Imaginer l'effort qu'il faudrait alors dépenser par tous pour retrouver l'ordre initial tel qu'il s'était spontanément créé. Imaginer le travail à fournir pour s'assurer que chacun retrouve son rang précédent ou pour discuter à nouveau du bien-fondé de tel ou tel arrangement. Il se pourrait même que le principe du "premier arrivé, premier servi" soit remis en cause, chacun arguant de conditions particulières qu'ils trouveraient opportun de faire valoir afin de justifier l'octroi d'un gain d'un rang ou de dix. Il faudrait alors nécessairement délibérer pour énoncer les nouvelles pratiques et restrictions et donc pour en renégocier les domaines d'application : toutes choses que l'ordre spontané qui prévalait avant d’être brisé avait justement permis d'écarter. En acceptant tacitement que certains en corrompent la règle tacite, la queue se maintient bon an, mal an, préservant les intérêts de chacun en leur permettant en outre de minimiser tout risque de voir leur durée d'attente exploser.  

 

Attente pour autrui

 

Il va de soi que personne n'aime vraiment perdre ainsi son temps, aussi nombreux sont ceux qui cherchent à se soustraire à cette attente superflue. Comment ? En payant.

 

En Italie, comme ailleurs depuis longtemps, il est possible de louer les services d'une personne pour qu'elle poirote à votre place. Cette pratique n'est certes pas récente mais elle tend maintenant à devenir un vrai business [4]. Il s'agit en quelque sorte d'échanger de l'argent contre du temps. Aux États-Unis, des "Line Standers" bravent le désagrément d'une longue attente en se proposant contre paiement de faire la queue pour vous. A ce niveau là, nous ne parlons plus du bakchichs glissés en toute discrétion pour obtenir de passer devant tout le monde et de couper court à toute attente. Nous parlons d'une activité rémunérée qui consiste à payer un professionnel qui assumera pour vous les longues heures d'attentes nécessaires à l'obtention d'un bien ou d'un service ou qui saura vous permettre d'accéder aux premières places d'un spectacle très convoité. Les couloirs du congrès américain se chargent désormais de longues files indiennes composées de doublures patentées et rémunérées pour prendre la place de lobbyistes ou de groupes d'intérêts spéciaux qui, le temps venu, pourront venir réclamer leur siège dans la salle des audiences et se placer aux premières loges. Des agences spécialisées dans "l'attente pour autrui" facturent de 35 à 60 dollars de l'heure le bénéfice de s'éviter un piétinement aussi pénible que fastidieux [5.1].

 

Éthique de la queue

 

Il est évident que la règle du "premier arrivé, premier servi" est ici largement corrompue. La logique économique à l’œuvre relève ici d'une marchandisation du principe conventionnel qui règle habituellement cette forme d'association toute entière abandonnée au hasard de votre placement et au corollaire égalitaire qui en découle. Car, s'il on admet que votre rang au sein de la queue est totalement indépendante de l'arrivée ou de la présence de ceux qui s'y trouvent, ce dernier dépend donc du hasard. En conséquence, et tout naturellement, la règle du "premier arrivé, premier servi" a ceci de surannée qu'elle suspend la notion de privilèges et c'est pour cela que l'attente, sans être douce, est supportable. Maintenant, examinons certaines des situations où des personnes recourent à des doublures dument rétribuées pour se dédouaner d'un long moment d'attente.

Si vous êtes de ceux qui ont posé un RTT pour retirer un pli au guichet de la poste, cette perspective peut vous agacer. Mais si 20 personnes rémunérée pour attendre pour autrui vous précédent, votre attente vous paraîtra là réellement insupportable et injustifiable surtout si vous parvenez trop tard aux portes du guichet. Il est inéquitable que le marché puisse allouer un bien à une élite au risque de vous priver du bénéfice de votre attente. Là où, avec les files, la notion de privilège était suspendue, le marché lui en réintroduit brutalement l'expression en attribuant les biens en fonction de l'aptitude à payer et non en fonction de l'aléa qui préside habituellement à l'attribution du rang dans une file.

D'un autre côté, le marché des audiences parlementaires fait naître une autre forme de discrimination. Car si ces audiences se tiennent avant la promulgation de lois, permettant dés lors au législateur d'envisager avant l'heure et avec tous, des conséquences fâcheuses ou des opportunités positives à venir de tels ou tels projets de loi, il apparaît évident que le verrouillage de telles instances, confèrent, à ces groupes d'intérêts privés, un avantage évident sur le citoyen ordinaire. Dans l'un comme dans l'autre cas, l'assentiment face à cette pratique est négatif. D'un côté, s'il faut aujourd'hui consentir à payer 60 dollars, combien demain faudra-t-il débourser en plus ? D'un autre côté, tous les biens ne peuvent répondre aux logiques de l'échange commercial. Tarifer des biens communs conduit non seulement à dégrader l'image de nos institutions et en monétiser de surcroît l'accès, accrédite l'idée d'une corruption de l'intérêt général au profit d'intérêts privés. En accordant un prix à toute chose, le marché dénature les conventions qui ont pu s'établir sur des rapports d'échanges avant tout non-marchands. En donnant de surcroît un prix à ces relations d'échanges, le marché en corrompt non seulement la valeur, mais en altère jusqu'à la perception du bien lui-même.
Si vous appreniez que votre témoin de mariage avait acheté le toast qui a fait pleurer vos parents, lui attribuerez-vous la même valeur et quelle image conserveriez-vous de votre témoin ? [5.2]

 

Le prix à payer

 

Mais quel mal y aurait-il à ce que le marché accorde, à ceux dont le temps est compté, un avantage sur ceux qui peuvent se permettre d'attendre ? Car, en contrepoint, je dirais un peu ironiquement, que si le marché privilégie ceux qui consentent à payer, la file d'attente accorde généralement la primauté des biens à ceux qui ont du temps. Argent contre temps. La problématique n'est pourtant pas toute entière contenue dans cette opposition.

Maintenant, la tendance du marché à se substituer au sort qui prévaut lors de l'établissement d'une file d'attente est devenue une règle quasi systématique suivie par de nombreuses entreprises de service. Les coupes-files sont légions et rares sont les personnes qui aujourd'hui ne bénéficient pas d'un avantage pour se dispenser d'une attente trop longue. Les parcs d'attraction, les compagnies aériennes, les péages autoroutiers sont de parfaits exemples d'organisation qui savent se jouer du sort, pour accorder des coupes-files à leurs meilleurs clients ou à ceux qui peuvent en payer le prix. Nous sommes en outre habitués à ce que l'attribution d'un bien ou l'accès à un service emprunte des moyens variés qui jouent sur des contreparties qui ne suscitent habituellement aucunes réprobations. On attribue ainsi une bourse d'étude en fonction du mérite, un gain au loto selon un tirage aléatoire, un lit d’hôpital au plus malade, une promotion au fonctionnaire le plus ancien, une classe en zone "violence" à l'enseignant le moins expérimenté, une place dans une école privée en fonction d'un piston et un coup de pied au cul à celui qui fait une connerie sans qu'il soit nécessairement placé en tête de la queue, au rang du plus ancien des fonctionnaires, du plus méritant ou du moins rapide à courir. Maintenant, si vous deviez admonester d'un coup de pied au cul un quidam, au hasard, dans une foule, là un autre principe que celui de hasard serait en jeu, celui d'injustice.

 


 

[1] http://www.spring.org.uk/2008/09/do-you-challenge-queue-jumpers-and-line.php

[2] Raymond BOUDON - Effets pervers et ordre social - Puf 1993 - p.6

[3] J. SUROWIECKI - La sagesse des foules - JC Lattès 2008 - pp 139-141

[4] http://www.leparisien.fr/insolite/italie-un-chomeur-se-loue-10-euros-de-l-heure-pour-faire-la-queue-a-votre-place-29-01-2014-3539449.php

[5] Michael J.SANDEL - Ce que l'argent ne saurait acheter - Seuil 2014 - pp 58-59 -

[5.1] Ibd p.72

[5.2] Ibd p.161-163

 

 

 

 

 

 

 

 



28/03/2015
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