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Le clavier QWERTY : défis pour la raison

Contre toute attente

 

Des pratiques collectives s'imposent parce que systématiquement appliquées dans un grand nombre de situations elles assurent à ceux qui les pratiquent de réussir. Ces pratiques permettent une prise de décision plus rapide, elles dispensent de redéfinir à chaque transaction les termes des échanges. Vous conviendrez que si chacune de nos microdécisions quotidiennes devait appeler une justification, la vie se figerait. Ces pratiques prennent la forme de routines, de normes et de conventions aux sources desquelles les échanges se nouent de manière favorable et durable car les anticipations de chacun se répondent et ne sont pas déçues. Ces pratiques sont parfois sous-optimales et leurs déploiements n'apportent aucune garantie que les échanges qu'ils impliquent seront mutuellement profitables au plus grand nombre. Elles sont par ailleurs arbitraires car les personnes pourraient se coordonner autrement et privilégier d'autres pratiques. Or, une fois fixée, certaines pratiques collectives se répètent contre toute attente et les raisons de leurs maintiens s'avèrent constituer un défi pour la raison.

 

QWERTY

 

Vous êtes vous déjà noirci les doigts en tentant de démêler l’enchevêtrement des barres de touches d’anciennes machines à écrire ? Je vous parle d’un modèle mécanique évidemment dépassé ; celui où l'écriture d’un texte nécessitait un certain effort pour frapper littéralement, lettre après lettre, une page fixée au cylindre d’un charriot. Les résultats pour des débutants, aux nombre desquels j'ai pu me compter, étaient souvent fâcheux. Les barres des touches s’entremêlaient souvent et finissaient au bout de leur course, sans avoir eu le temps de se retirer, par être percutées par d’autres barres. Pour contrebalancer cet inconvénient, le clavier de ces machines mécaniques avait fait l’objet de tâtonnements savants. Il s’agissait en quelque sorte de limiter la vitesse maximale de frappe pour prévenir l’enchevêtrement des touches[1] ». Pour satisfaire cet objectif, il suffisait d’attribuer les lettres les plus courantes aux doigts les plus faibles ou de les disperser de telle sorte à imposer à certains doigts un étirement important. Les lettres QWERTY du clavier éponyme occupent par exemple une rangée de touches les plus accessibles. Or, plus de 70% des mots anglais seront frappés avec des occurrences de lettres très différentes. Les disposer opportunément sur des touches moins accessibles ou justifiant un effort plus important impose donc une limite à la vitesse de frappe et réduit le risque d’enchevêtrement. Deux exemples, la lettre anglaise commune "O" doit être frappée avec l'annulaire qui est un doigt faible, tandis que le "A" qui lui figure sur la rangée du milieu, nécessite d'être frappée avec l'auriculaire de la main gauche ce qui, pour un droitier, représente l'engagement de son doigt le plus faible. Ainsi traité, l’arrangement des lettres offre un compromis judicieux qui garantit aux barres de touches de se succéder sans risquer de s’emmêler. Nous étions en 1867 et de nombreux systèmes se sont depuis occupés de rendre obsolètes ces modèles mécaniques. Les machines sont devenues électriques dés 1875 retirant toute justification à l'emploi de ces claviers. Les caractères ont cessé d’être frappés, le cling charmant du charriot s’est tu mais la suprématie du standard QWERTY s’est imposée indépendamment des raisons qui l’avaient imposées. Le clavier QWERTY est un vestige qui, contre toute raison, perdure. 

Il est évident que le clavier QWERTY est manifestement sous-optimal. De nombreux modèles l'ont concurrencé mais aucun n'a menacé sa suprématie. Des écoles de dactylographie ont renforcé l'efficacité de ce modèle en développant une méthode de frappe avec dix doigts et tête haute. Le QWERTY est devenu un standard. Des alternatives pourtant sérieuses se sont présentées notamment avec le modèle DSK dont l'utilisation permis de battre tous les records de vitesse de dactylographie. Les gains de productivité tirés de son utilisation auraient largement compensé les coûts de transfert consécutifs à la migration des opérateurs vers ce modèle de clavier. En dépit de tout cela, le clavier QWERTY est devenu un standard, son usage une convention et tous avons intérêt au maintien de cette pratique collective. Les employeurs recrutent des collaborateurs opérationnels et personne n’exige des collaborateurs qu’ils maitrisent un autre standard. L'usage de ce clavier permet aux opérateurs de régler avec succès leur conduite et le fait qu'ils y parviennent renforce cet usage. Au final, les réponses des uns répondent aux anticipations des autres même si la disposition des 6 premières lettres du clavier de ces machines à écrire anglo-saxonnes est aujourd'hui totalement irrationnelle.



[1] Stephen Jay Gould "La foire aux dinosaures" pp 76-90 Coll Points Sciences 1993

 

 

 



19/03/2016
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